Femmes entre rèalitè et magie

 

Francesca Persici

 

Au Moyen Âge, la société féodale était fortement hiérarchisée et organisée en castes fermées. Outre les oratores, bellatores et laboratores, qui constituaient la tripartition de la société, une réalité à part était constituée par les femmes.

Dans une époque aussi vaste, dans laquelle la composante religieuse dominait sur tout, la figure féminine était considérée avec soupçon, surtout parce que l’on estimait qu’elle était un véhicule au travers duquel le Malin pût se manifester. Pour mieux comprendre comment ce phénomène était répandu au Moyen Âge, nous analyserons dans ce qui suit l’image de la figure féminine, au travers d’une série de composants antithétiques entre eux, mais aussi fortement liés: la magie et la sainteté.

 

Les sorcières

La réalité de tous les jours n’était pas seulement influencée par les croyances religieuses (grande était la crainte de Dieu!), mais aussi par l’imaginaire collectif, qui prenait forme au travers de l’art et de la littérature. Dans la tradition populaire, les histoires légendaires de chevaliers, qui entreprenaient d’héroïques batailles au nom de la religion contre le mal et contre les infidèles, se succédaient: de la Chanson de Roland au Chant du Cid, jusqu’au cycle breton ou arthurien.

L’histoire, racontée dans le cycle arthurien, qui rapporte les vicissitudes du Saint Graal, du Roi Arthur et des chevaliers de la Table Ronde, se classe dans le genre du roman courtois (vers le XIIème siècle), et est située dans une île appelée Avalon (1), terre de brume et de magie, siège des trois enchanteurs, figures cardinales du cycle: Viviane, la dame du lac et gardienne d’Excalibur, Merlin le magicien, celui qui donna l’épée magique a Uther de Pendragon, père du roi Arthur, et Morgane la fée, fille d’Iguerne, demi-soeur d’Arthur et mère de Mordred, le chevalier renégat, qui mettra fin à la vie du grand souverain.

En partant de ce roman, on peut analyser les réalités diverses de la femme médiévale. Les protagonistes féminines de l’oeuvre, Guenièvre et Morgane, représentent des éléments différents d’une même réalité: la princesse Guenièvre, épouse du roi Arthur et amante de Lancelot (le premier chevalier) et la fée Morgane qui, comme dit Arthur à Merlin, représentait « le chaos ». Son nom dérive de celui de la déesse celte Morrigan, la triple déesse des batailles, aux cheveux noirs, couleur du corbeau, et capable de se transformer en corbeau, pour s’échapper du champ de bataille. C’est elle en effet qui prédit et veille sur les guerres (on signale encore de-ci de-là, dans le nord de la France une croyance qui dit que le combat de corbeaux entre eux est un signe de guerre, ndt).

La sorcière est, selon une définition moderne, une « femme qui, dans les croyances populaires de maintes civilisations, et en particulier dans l’Europe du Moyen Âge et de la Renaissance, est jugée en rapport avec les puissances maléfiques et accusée d’actions délictueuses contre la religion et la société » (2). La sorcellerie européenne n’est pas une croyance qui remonte à la nuit des temps, même si l’on en trouve des traces dans les textes des anciens Romains (Les métamorphoses d’Apulée, IIème siècle, dans l’Art poétique de Horace, dans Médée de Sénèque ou bien dans les récits de voyages d’Ulysse et de la rencontre de la magicienne Circé). Avant l’an mille, l’Église semble tolérer celui qui accomplit des rites magiques, tandis que dans un second temps, les choses changèrent en ouvrant la voie à ce phénomène connu comme la « chasse aux sorcières », qui eut son point culminant en Occident entre le XVème et le XVIIIème siècle (3). Dans cette longue période, hommes et femmes, indistinctement, furent accusés, traduits en justice et condamnés avec l’accusation de s’être éloignés de la foi catholique et d’avoir conclu un pacte avec le diable, en circulant le plus souvent de nuit, en vol vers des réunions orgiaques et blasphématoires, connues comme « sabbats des sorcières ».

La magie est un art, qui se propose comme objectif celui d’acquérir une connaissance plus grande de la nature et des éléments qui la gouvernent. Au Moyen Âge, il n’existe pas encore de définition claire et définitive de la sorcière et du sorcier, ni d’accusation véritable de sorcellerie. En 643 ap. J.-C., l’Édit de Rotari abordait le thème de ces « déviants de la foi », mais au lieu que de condamner, interdisait de tuer ces personnes, en estimant que tout chrétien devrait avoir honte de comprendre avant de reconnaître. C’est seulement cent ans plus tard, avec la « Capitolatio de partibus Saxoniae » (775-790), que l’on interdisait le culte païen et que l’on mettait en garde  ceux qui croyaient dans les sorcières, et, pire encore, ceux qui les mangeaient (ce type d’anthropophagie était lié à une croyance saxonne, selon laquelle en mangeant une sorcière, on absorbait aussi ses pouvoirs surnaturels). Si l’Église ne montra pas, alors, un intérêt particulier à l’égard du monde de la magie, ce fut parce qu’elle était engagée de toutes ses forces à triompher du paganisme. Il n’en sera plus de même, vers 850, quand l’archevêque de Lyon, Agobardo, intellectuel raffiné et antisémite,  dans « Contra insulam vulgi opinionem de grandine et tonitruis », manifeste tout son scepticisme dans la magie. Un tel point de vue sera par la suite repris par Reginone de Prumri qui estimait que c’est une obligation morale que d’éradiquer la superstition de la vie des hommes et jugeait, en outre, que les croyances les plus répandues n’étaient en réalité qu’illusions et fantaisies.

Le Moyen Âge fut une période très longue durant laquelle se succédèrent de grandes batailles engagées au nom de la foi chrétienne et de l’évangélisation et qui confluèrent, ensuite, dans un phénomène connu sous le nom « d’inquisition ».

Celle-ci fit sa première apparition en 1184, quand le Pape Lucius III en forma le premier noyau, à cause des difficultés croissantes de l’Église pour faire face à des phénomènes comme l’hérésie et la sorcellerie. Ces deux catégories tendront bien vite à s’assimiler et à se confondre entre eux, au point d’en arriver à fausser la vraie réalité de la sorcière. Tout ce que nous savons aujourd’hui sur ces femmes, provient justement de documents conservés par ceux qui se consacrèrent à leur persécution.

L’inquisition, comprise comme procédure judiciaire, revenait normalement à l’autorité épiscopale, mais c’est entre la fin du XIIème et le début du XIIIème, quand le Saint Siège estima opportun d’accompagner de mesures exceptionnelles les moyens ordinaires de répression, que l’on fait remonter l’apparition de la figure de l’inquisiteur, c’est-à-dire celle d’un juge extraordinaire dont les fonctions peuvent contrôler les tâches de l’Inquisition elle-même, vue dans sa réalité d’institution. Enquête et torture étaient des moyens au service de Dieu, pourvu que l’on arrache l’âme humaine des accusations de servitude rendue au démon. L’événement qui sert  de ligne de partage entre la justice ecclésiastique ordinaire et celle spéciale est la croisade contre les Albigeois de 1209, promue par Innocent III, décidé à une intervention de force contre les infidèles. En  1215, l’idée sera relancée par le IVème Concile de Latran, renforcée ensuite par une série d’interventions du Pape Honorius III. Avec la défaite des Albigeois et le Traité de Paris, paraphé par un délégué du Saint Siège et par le comte Raymond VII de Toulouse, naît l’organisation de l’inquisition. Mais si, dans un premier temps, ce phénomène frappe seulement la haeretica pravitas (la malignité hérétique), ce sera avec le XIIIème siècle (1258/60 avec le Pape Alexandre IV), que la lutte contre les sorcières s’aggravera à un point tel qu’elle ouvrira la voie à une véritable chasse: il existait aussi, à ce propos, outre le tribunal, une catégorie de personnes en mesure de reconnaître une sorcière d’un seul  coup d’oeil, en la regardant seulement dans les yeux: les chasseurs de sorcières. L’un des épisodes les plus saillants remonte à 1674 environ, quand un commis du Béran, convaincu que les sorciers se reconnaissaient par un signe noir fibromateux qu’ils avaient sur le visage, provoqua la mort de 6210 personnes, dont 195 dans le seul village de Labourcasse. Les calomnies, souvent répandues pour des motifs absolument personnels, étaient à l’origine de beaucoup d’arrestations, certaines nouvelles se répandaient de manière fulgurante, en effet, et, en passant de bouche en bouche, enflaient, en se colorant et en finissant par prendre une vie propre. Mais toutes les médisances de village sont peu de chose en comparaison de l’étau resserré de la machinerie judiciaire.

Bernard Gui écrit que l’Inquisition a le devoir de poursuivre ceux qui se « détachent de la communauté, des autres et menacent l’autorité du Pape et de l’Église ». Nous retrouvons quelques-uns des procès et poursuivis en justice les plus illustres de l’histoire: le procès contre les Templiers, celui de Jeanne d’Arc, les persécutions contre les Juifs et les Musulmans (l’inquisition espagnole), Galileo Galilée, Giordano Bruno, Tommaso Campanella, etc., tandis que l’un des plus terribles et tristement célèbres inquisiteurs, fut Thomas de Torquemada, lequel, en 1483, devint inquisiteur générale des terres espagnoles.

Avec l’édit de foi, l’Église ordonnait que quiconque fût venu à la connaissance de la présence d’hérétiques ou de sorcières avait l’obligation de les dénoncer.

Les condamnations auxquelles ces personnes allaient à l’encontre pouvaient varier par la gravité et la cruauté du supplice infligé, en relation avec le degré de culpabilité constaté. On allait de la simple abjuration, accompagnée de l’imposition d’une marque sur le corps ou sur les habits dite saco bendito, d’où l’abréviation sanbenito, à la flagellation, jusqu’à l’incarcération perpétuelle et la remise au bras séculier, à savoir la condamnation au bûcher ou, dans quelques cas, la mort par strangulation. La torture était appliquée quand les preuves étaient considérés comme insuffisantes pour prononcer la sentence et que l’on ne pouvait constater nettement l’innocence de l’accusé. Et ses modalités les plus courantes étaient initialement la garrucha ou poulie, et la torture à l’eau. Nombreuses furent les confessions extorquées après des heures de tortures indicibles, de toute façon ce n’étaient jamais des preuves d’une vraie culpabilité, mais plutôt une sorte d’étourdissement et de grande souffrance. Sur l’initiative de deux dominicains, fut publié l’un des plus grands traités de sorcellerie: le Malleus Maleficarum (Le Marteau des sorcières). Dans des cas comme ceux-ci, le recours aux Saintes Écritures, était nécessaire pour justifier de manière incontestable, la nécessité de poursuivre les sorcières.

 

Mais comment était faite une sorcière?

 

La sorcellerie constitua un élément articulé, complexe, qui renferme en soi un ensemble de mythologies et de rituels provenants de contextes sociaux et de réalités religieuse très diverses. En fait, tandis que dans quelques cultures (comme celles des indigènes de l’Amérique) la magie est pratiquée par le même sorcier chaman, qui influençait les phénomènes atmosphériques et guérissait des maladies, dans d’autres cultures, la sorcière est celle qui pratique la magie noire pour nuire aux hommes. La médecine médiévale, d’ailleurs, ne constituait pas toujours un substitut valable, en fait, à part celles délimitées par diagnostique, les thérapies consistaient principalement en saignées et bains, quand ce n’était pas en régimes et cures coûteux. Il ne faut donc pas s’étonner du nombre de personnes qui préféraient recourir aux charlatans, saltimbanques et à ces malfaiteuses que l’on appelait sorcières dans le peuple.

Les formes de superstition payennes n’avaient jamais disparu, surtout dans les  campagnes. La qualification typiquement féminine d’activités comme l’assistance aux accouchées, contribuait à identifier chez les femmes celle qui, ayant à faire avec la vie à son commencement, pût avoir d’étroits contacts également avec son opposé, la mort, en outre les passages continuels des armées, l’instabilité sociale, l’imprévisibilité du climat et la connaissance réduite des notions d’hygiène et psychiatriques, étaient à la base des maladies les plus diverses et mystérieuses, en contribuant à créer un climat favorable aux accusations de sorcellerie. Mais aussi, celui qui, par le truchement des sortilèges, entendait chasser le démon, était facilement confondus avec tous ceux qui voulaient s’en concilier les bonnes grâces en lui consacrant leur propre culte. La pacte avec « Satan » célébré dans les sabbats devint l’objet de médisances d’abord, puis de transfigurations fantastiques, et les sorcières, avec les magiciens et les devins, brûlèrent sur les bûchers que l’inquisition dressa sur ordre des pontifes. À un certain moment, toute distinction entre superstition et hérésie s’amenuise: « Tout était désormais considéré comme portant atteinte à la foi, et la punition due aux hérétiques était désormais réservée à tous les secteurs de la sorcellerie » (4).

Avant qu’elles fussent accusées d’adorer l’un des 133 306 668 diables qu’Alphonse Spina avait comptés au XVème siècle, les sorcières étaient considérées comme dotées de pouvoirs surnaturels, en mesure de changer le destin des hommes au travers de pratiques rituelles et symboliques. La manière dont la figure féminine a été reliée dans le passé à l’image de la sorcière sous l’effet d’une forte composante misogyne, semble donc claire, même si, évidemment, il ne s’agissait pas d’un phénomène exclusivement féminin. N’importe quelle pratique sexuelle qui dépassât les limites du licite était vue comme suspecte, comme manifestation d’immoralité et sujet d’obscénité. La superstition n’est pas un élément propre au christianisme; mais fait partie de ce bagage de traditions payennes survivantes à l’évangélisation et qui l’on doit prendre en considération comme l’un des points fondamentaux pour comprendre un phénomène d’une telle portée. La spécialité de ces magiciennes et sorcières était donc celle d’ôter et de jeter le mauvais oeil, cette croyance qui était reprise justement pour chercher à donner une explication aux événements incompréhensibles et désastreux. Cette forme de croyance, pourtant, n’était pas répandue seulement parmi les analphabètes, mais aussi parmi toutes les classes et catégories de personnes et dans toutes les époques «I promessi sposi » et « La storia della Colonna infame » d’Alexandre Manzoni): au XIIème siècle, le moine Guiberto de Negent raconte que son père était resté sans avoir de fils pendant sept ans, à cause d’un maléfice.

Les sorcières et faiseuses de sorcellerie, dans leur stéréotype sont laides, vieilles et méchantes. Dans l’imaginaire populaire, la sorcière était toujours accompagnée d’un chat noir, d’un balai et avait une provision d’herbes (médicinales, ndt) pour ses enchantements. (5) À ce sujet, l’on peut citer deux sources: la première remonte à 1190, quand le chroniqueur anglais Walter Map en parlant des sabbats, fit référence à un chat noir descendu du plafond. La seconde est inversement une bulle papale de Grégoire IX, la Vox in rama, du 13 juin 1233, dans laquelle on évoque cet être qui marche à reculons avec la queue dressée. Beaucoup de chats brûlèrent  donc sur le bûcher et leur sacrifice fut considéré, dans quelques régions, propitiatoires de fortune et de bonnes récoltes.

L’un des événements qui eut un « succès » majeur, en évoluant et en se projetant dans le temps jusqu’à nos jours, c’est la fête de la Toussaint, aujourd’hui connue par le nom d’Halloween (6). Ce mot d’origine anglo-saxonne, remonte selon la tradition catholique à la nuit de la Toussaint, qui se fêtait le 31 octobre et qui, au Vème siècle ap. J.-C. en Irlande, coïncidait avec la fin de l’été. Les Celtes croyaient qu’en cette nuit magique toutes les lois physiques qui régissent l’espace et le temps étaient suspendues, en rendant possible la fusion entre le monde réel et celui extraterrestre. La tradition de se masquer et de décorer la maison avait le seul but d’éloigner les esprits mauvais. Tandis que c’est au IXème siècle que la tradition de « la petite douceur ou du petit tour » (Trick-or-treat, littéralement « donnez-moi quelque chose ou je vous joue un tour! », expression employée par les enfants qui font la quête la veille de la Toussaint). On raconte que le jour de la Toussaint les premiers chrétiens allaient de village en village pour quémander un peu « de pain d’âme », friandise de forme carrée avec des raisins secs, promettant en échange de prier pour les défunts (celle des suffrages sera une pratique très répandue au Moyen Âge, à partir du XIIème siècle, quand « naît » le Purgatoire, comme assurance pour le défunt d’une transition plus rapide au Paradis).

 

La sainteté

La religiosité des femmes au Moyen Âge a été à l’origine d’une sensibilité religieuse particulière. Elles parvinrent à exprimer toute une série de pensées et de réflexions sur Dieu et sur le rapport avec le Sacré, en suscitant ensuite cultes et dévotions avec des traits nouveaux et personnels.

En Occident, la femme arrive au monachisme plus tardivement que l’homme, et quand elle y parvient, elle est enfermée dans les murs d’un monastère, en passant d’une vie familiale sous la tutelle du père à une vie monastique sous la tutelle de Dieu, représenté par le Pape, ou par l’évêque diocésain.

Manque initialement la composante de l’expérience d’ermite, la solitude est en fait considérée comme dangereuse pour la femme, considérée comme incapable de résister aux tentations.

Le symbole de la religieuse est le virgo prudens évangélique, qui ne s’abandonne pas au sommeil durant l’attente de l’époux, mais veille et porte sur elle une réserve d’huile, pour pouvoir toujours tenir allumée sa lampe, comme cela apparaît dans la Regula virginum, première règle écrite pour des femmes de Cesaire d’Arles en 534. Du monastère, la femme cherchera à se dégager seulement après l’an mille, et si au VIème siècle, Cesaire d’Arles prévoit une vie commune sous claustration rigoureuse, au XIIème siècle, les femmes deviennent de plus en plus nombreuses à vivre seules dans leurs cellules, ou dans leurs chambres à la maison paternelle, en observant les valeurs de chasteté et de pauvreté. Elles se considéraient, en tout état de cause, comme appartenant au status ecclesiastico.

Dans l’iconographie et dans la littérature, l’image du monachisme féminin se configure avec celle de l’épouse du Christ. Mais à côté du thème des épousailles mystiques, nous pouvons en rencontrer aussi un autre: celui de la maternité mystique, et de manière particulière dans la souffrance des douleurs de la crucifixion de son fils.

Dans cette longue période, l’histoire du monachisme féminin se divise en deux parties: la première, qui recouvre la phase du haut Moyen Âge, concerne l’histoire du monachisme bénédictin, tandis que dans la seconde, entre la fin du XIème et le début du XIIème, on assiste à de nouvelles expériences religieuses et institutionnelles. La première floraison du monachisme féminin est datée du VIIème et VIIIème siècles. Les monastères féminins et leurs communautés, jouissent de la tutelle des souverains, ou de toute manière, de celle de leurs fondateurs et leurs patrimoines sont protégés de même que les patrimoines de ceux qui les ont donnés. La donation avait deux finalités: la première était pro rimedio animae, la seconde était une initiative tendant à défendre son propre patrimoine, en le plaçant au service d’une autre institution religieuse. Les conséquences de telles actions sont les interférences extérieures sur des décisions importantes, par exemple, l’élection des abbesses et l’administration de la propriété foncière.

La première communauté de femmes a été fondée en 667, près des murailles de Pavie et elle est consacrée à Saint Agathe. Tandis qu’à Rome, le plus ancien monastère féminin est celui de Saint Agnès hors les Murs, qui surgit sur le tombeau de la sainte, qui subit le martyre vers les moitié du IIIème siècle.

Les communautés de religieuses suivaient la règle bénédictine, pensée par des hommes, mais aussi adaptée aux femmes. La première vraie règle pensée et écrite pour des communautés de religieuses est celle de Césaire d’Arles, en 534.

Cette règle prévoyait, outre la pauvreté et la chasteté, l’obligation de dormir en chambres communes, l’interdiction d’accepter des travaux pour les étrangers et les parents ou membres du clergé et une période probatoire pour celles qui manifestaient le désir d’être admises.

Très différent est le De institutione sanctimonialium du Concile d’Aix-la-Chapelle de 817, qui introduit le statut de chanoinesses séculaires.

Pour ce qui concerne l’aspect culturel, le haut degré d’analphabétisation est mis en évidence, mais surtout la connaissance de la Sainte Écriture, liée aux prédications écoutées durant les rites sacrés, soit, comme pour la majeure partie de la population du Moyen Âge, par le langage iconographique des fresques qui ornaient les églises. Il ne leur était pas nécessaire de faire des discours éloquents, mais un « simplex et pedestre sermo », seulement nécessaire pour leur faire connaître les choses les plus simples de la vie religieuse.

Les chose changent quand se répandent des idées nouvelles sur la spiritualité. La nouvelle culture religieuse féminine met surtout en discussion la règle bénédictine. Le fait que les ordres institués entre les XIème et XIIème siècles (Camaldules, Vallombreusiens, Chartreux, Cisterciens), aient aussi des branches féminines, nous informe du profond changement institutionnel  qui était en train de traverser le monde religieux chrétien. Non plus des institutions privées, gérées par des souverains ou des reines, mais les organes religieux eux-mêmes qui incorporent des femmes, ayant l’intention de vivre selon leur règle (7). Mais un climat de restrictions persiste. Tandis que les nouveaux moines s’imposent dans la vie de l’Église, en contribuant à la lutte contre la corruption du clergé, les nouvelles religieuses continuent à rester recluses derrière les grilles du cloître. À tel point que Le Bras affirma qu’après l’an mille les religieuses changèrent seulement « la distribution des organes liturgiques et la rigueur de l’isolement ». Tandis que les moines combattent en guerriers contre les ennemis de la foi, les religieuses, telles des militaires d’arrière-garde, prient pour le succès de leurs confrères. Leur prière devient ainsi un moyen d’action qui repousse bien loin les murailles du monastère, malgré la claustration, en devenant un facteur sur lequel compter.

Le premier ordre dont la fondation remonte à une femme est celui des Clarisses de Sainte Claire qui, au moyen de nombreux sacrifices de sa fondatrice, réussit à obtenir son indépendance quand, en 1218, elle obtient le privilegium paupertatis, différemment des autres monastères qui acceptaient des donations et des possessions de biens.

 

Un autre phénomène, qui intéressera le monachisme féminin au Moyen Âge est la forme de l’érémitisme: l’incluse, ou recluse, est celle qui, « en renonçant au monde, choisit la vie solitaire, désire se cacher, ne pas se faire voir et, presque « morta seculo, in speculnunca Christi consepeliri » ». Ainsi la définit le cistercien Aelred de Rielvaux en rédigeant son De institutione invulsarum, vers 1160.

Comme l’observe Aelred de Rielvaux, érémitisme ne voulait pas dire, pour une femme, vivre seule dans une recluserie, mais « aspirer ardemment et plus librement au Christ, en en convoitant l’embrassement », c’est-à-dire les Noces mystiques (comme dans le cas de Sainte Catherine de Sienne). Saint Bernard, comme beaucoup d’autres de son temps, était convaincu de la fragilité de la femme de tomber en tentation, et donc de la nécessité d’un contrôle de la part de la famille ou du monastère. À partir du XIIème siècle, la recluserie des incluses peut s’appuyer non seulement aux églises administrées par le clergé séculaire, mais aussi à celles des ordres séculaires, le plus souvent masculins, et parfois ce sont les mêmes recluses à réclamer des normes pour régler leur vie propre. Ces normes représentent pour nous une source importante pour comprendre le sentiment religieux général de ce choix de vie.

À partir du XIIème siècle, les recluseries des incluses ayant accru considérablement, nous les voyons, non seulement à proximité directe des églises (sub pariete ecclesie), mais aussi dans le cimetière des Innocents à Paris, dans un cellule à Bonn, sur les six portes de la cité de Toulouse, ou sur un pont sur la Garonne... Mais alors que les recluseries construites près des églises avaient l’objectif de satisfaire les exigences spirituelles des femmes, celles construites en d’autres lieux de la ville, étaient voulues et maintenues par les cités elles-mêmes pour la protection de leurs habitants, des pèlerins et de la ville elle-même. Donc de la piété individuelle, on passe au rôle de protectrice de la ville, cet aspect-ci n’est pas à sous-évaluer, parce que l’incluse était censée servir seulement le Seigneur.

Les rituels de réclusion sont modelés sur l’office liturgique des défunts: on entre dans cet état de vie comme on entre au sépulcre et l’on attend que l’âme soit portée par les Anges dans le sein d’Abraham, mais c’est une attente qui peut durer encore de longues décennies, passées en dévotions et pratiques ascétiques.

Le Liber confortatorius Goscelini monachi ab Anglia ed Evam, apud S. Laurentium, pro Christi nomine inclusam, une source des dernières décennies du XIème siècle, voit la recluserie sous deux aspects particuliers: lieu de martyre et tombe. Goscelin juge que la femme est en mesure de vaincre les tentations, en tenant une croix dans la main, et à sa victoire, le Seigneur sera présent avec les Anges comme témoins. La recluserie devient de cette façon un moyen de jonction entre la femme sur la Terre et Christ dans le Ciel. Chaque recluserie doit avoir un crucifix, qui représente le Rédempteur qui ouvre ses bras, comme symbole de la victoire sur le mal et du salut de l’humanité.

Le dernier exemple est l’expérience de pauvreté au féminin. Depuis le XIIème siècle, le riche, et de façon particulière, le commerçant, est vu de manière négative, ou carrément il est montré du doigt comme usurier, donc comme pécheur contraint à se justifier face à Dieu. L’usurier, qui donne en aumône aux lépreux de mauvaises  pièces, devient la contrefigure du monde féminin, des femmes qui vont soigner et guérir leurs figures. La pauvreté, donc, non seulement comme expérience sociale, mais aussi comme expérience spirituelle.

Un personnage caractéristique de la vie quotidienne urbaine, est la pauvre petite vieille infirme qui, endurant avec patience et résignation sa propre misère, se tient à proximité de l’église. Elle accepte l’aumône seulement si elle peut la rendre par la prière, pour l’intention de la donatrice. Ces petites vieilles, dites « chères à Dieu », se transmettent des messages caractérisant la mentalité du XIIème siècle: elles supportent la misère sans rébellion, au contraire même en se rendant utile, cela fait prendre conscience de l’importance des prières pour les défunts (nous sommes dans le siècle que J. Le Goff signale comme celui de la naissance du Purgatoire) et du fait que celles-ci peuvent doubler leur valeur, en tant que fruit de l’aumône élargie aux pauvres.

 

Notes:

(1) Considérée comme une invention littéraire, beaucoup d’interprétations ont été données à propos de la localisation géographique de cette île, mais il est plus probable que ce monde imaginaire soit une légende remontant à une très ancienne tradition.

(2) Nicolas Zingarelli, Vocabulaire de la langue italienne, 12ème édition Zanichelli.

(3) La tragédie de Salem [dans le Massachussetts sur la côte Est des États-Unis]: la communauté de Salem Villane avait été fondée en 1626 par Roger Conant, comme centre d’échanges commerciaux. En 1630 elle se transforme en un véritable pays et en 1691, à la veille du « siècle des lumières », s’amorça l’une des plus terribles chasses aux sorcières de l’histoire. Le commencement de tout fut une boule de cristal rudimentaire, utilisée par quelques jeunes pour prévoir l’avenir. Le premier procès eut lieu le 2 juin 1692 et se prolongea jusqu’en 1693, quand une cour de justice spéciale s’occupa des 52 derniers cas.

(4) Henry Charles Lea.

(5) Ulrich Molitor, Traité sur les femmes malignes, appelées sorcières.

(6) La légende de Jack aux Lanternes naît de la tradition irlandaise et parle d’un tricheur et malfaiteur qui à cause de son comportement et pour avoir embrouillé le diable la nuit de la Toussaint, reçut comme punition de ne plus pouvoir entrer au paradis, ni en enfer, et de devoir errer pour l’éternité avec un tison qui lui éclaire la route. Ce sera justement lui qui, pour le faire durer le plus longtemps possible, mettra son tison dans un gros chou-navet qu’il avait précédemment arraché (le chou-navet sera par la suite remplacé en 1840, quand la tradition arrivera aux États-Unis. [Par exemple, par une betterave dans le Nord de la France, une citrouille dans les pays anglo-saxons, ndt]).

(7) Le premier monastère féminin qui demande à être affilié à l’ordre Cistercien se trouve en Provence, à Prebayon (1140).

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