Introduction
Dans
cette page, voici un commentaire sur quelques passages de l’imitation du
Christ, un texte de spiritualité médiévale encore très actuel. J’espère
que cet écrit pourra constituer un moment de connaissance historique, mais
aussi de croissance spirituelle, dans la perspective dans laquelle le présent
site a été pensé et réalisé. Le texte est téléchargeable gratuitement,
avec la prière d’en mentionner l’auteur s’il devait être utilisé dans
le domaine d’autres recherches.
L'IMITAtion Du ChRIST
Vers la fin du Moyen Âge, au cours du XIVème siècle, on commence à voir les signes d’une crise spirituelle profonde. La cour papale d’Avignon était concentrée sur des préoccupations mondaines, tandis que faisait rage la Guerre de cent ans, et que la peste noire (1348), réduisait d’un tiers la population européenne. L’ordre franciscain subissait une déchirure entre « spirituels » et « conventuels », tandis que, finalement, sous la pression de grandes personnalités comme François Pétrarque, Sainte Brigitte de Suède, et surtout Sainte Catherine de Sienne, le Pape Grégoire XI décidait enfin le retour à Rome du siège pontifical (1377). S’ensuivit cependant une période de crises ultérieures de l’institution papale, avec luttes intestines, et l’élection de deux et même de trois papes. Pendant ce temps, la spéculation scolastique, sous la poussée du nominalisme, était en train de se transformer de plus en plus en une série de raisonnements vides, sans plus la sagesse et l’équilibre qui avaient caractérisé les maîtres du XIIIème siècle. Au contraire, le nominalisme créait un fossé profond entre la réflexion théologique, toujours plus abstraite, et les exigences concrètes de la vie spirituelle et de la sequela Christi. On a donc, par réaction, un mouvement qui tend à mettre en évidence les implications psychologiques de l’expérience chrétienne au travers de l’humble méditation contemplative de la vie du Christ, qui se traduit en charité fraternelle. Ce courant spirituel provient du Nord de l’Europe, de la Hollande exactement, et il a comme origine Gérard Grööte. Les caractéristiques du mouvement sont les suivantes: refus, pour cause inutilité, de la spéculation théologique excessive; négation de la vie conventuelle, en faveur d’une vie d’humble méditation, à l’état laïc, et d’évangélisation consacrée dans le monde; possibilité pour tous d’accès à la contemplation; celle-ci consiste surtout dans l’humble méditation de l’humanité du Christ, dans les aspects de sa souffrance, de sa Passion; tendance à la méditation personnelle, à l’introversion, à la sagesse pratique plus qu’aux grandes spéculations théologiques. Nous sommes donc aux antipodes de la scolastique, avec un retour aux maîtres comme Saint Bernard de Clairvaux. Ce courant spirituel est précisément défini comme courant de la dévotion moderne.
Cette tendance moralisatrice et personnalisante de la spiritualité est
donc une réaction, également juste, aux excès de la dernière scolastique, à
la crise de l’institution papale et de la curie romaine. Elle se développe
quand même à l’intérieur de l’Église, à la différence de celle
deLuther qui, un siècle et demi après, presque avec les mêmes motivations,
s’en ira en claquant la porte, pourrait-on dire. Gérard Grööte fonde cette
expérience sur la vie ordinaire, sur les groupes de frères
et soeurs « de la vie commune », qui se sont établis à
Deventer à partir de 1383. Comme idéal de vie chrétienne, ils avaient la
pauvreté spirituelle, à tel point que Gérard ne voulut jamais prendre le
sacerdoce, le considérant comme un honneur trop élevé, et se contentant du
diaconat, pour pouvoir prêcher. Même s’il ne vécut que 44 ans, il laissa
derrière lui une empreinte importante chez un groupe de disciples, parmi
lesquels le plus universellement connu est Thomas Hemerken de Kempis, auteur et
dernier compilateur de l’oeuvre la plus connue, inspirée de ce mouvement: L’imitation
du Christ.
Ce texte n’est pas une véritable série de règles pour conformer le
disciple au Christ, mais c’est une série d’entretiens entre Jésus et ses
disciples, centrés sur la nécessité pour le christianisme de se dépouiller
de toutes ses certitudes, de renoncer à son propre je, de renoncer à
comprendre par des raisonnements la réalité du Christ et de l’accueillir à
l’inverse avec humilité et foi. Le titre du texte prend son départ non du
contenu mais des premiers mots du livre: « L’imitation
du Christ et le mépris de toutes les vanités du monde ». Nous, dans
ce cas aussi, nous prendrons quelques répliques, en laissant parler l’auteur,
avec des commentaires propres à souligner le courant spirituel particulier dont
dérive l’écrit. Nous commençons au Livre I, Ch. 1, n. 1:
« Qui me suit, ne marche pas
dans les ténèbres, dit le Seigneur. Telles sont les paroles du Christ par
lesquelles il nous exhorte à imiter sa vie et ses moeurs, si nous voulons
vraiment être éclairés et libérés de toute cécité du coeur. C’est
pourquoi notre plus ardent désir doit être celui de méditer la vie de Jésus-Christ...
À quoi te sert-il, à toi, de discuter profondément sur la Trinité, si
ensuite tu n’es plus humble, et finis ainsi par déplaire à la Trinité? Ce
ne sont pas les profonds discours, mais la vie vertueuse qui nous rend saints,
justes et chers à Dieu. C’est pourquoi, moi, je
désire bien plus ressentir en moi le repentir, que d’en connaître la
définition. Et si tu savais aussi par coeur, lettre après lettre, toute la
Bible et les écrits de tous les philosophes, quel avantage pourrais-tu en tirer,
sans l’amour et la grâce de Dieu? Oh, vanité des vanités! Tout est vanité,
en dehors d’aimer Dieu, et de le servir Lui-seul. Et c’est donc cela la plus
haute sagesse: s’approcher de Dieu en méprisant le monde. »
Déjà ici se dessinent quelques traits caractéristiques de la dévotion
moderne: humble méditation de la vie du Christ, sans prétentions théologiques,
qui peuvent induire une faute de présomption. C’est donc un moyen de
l’esprit chrétien qui met bien en évidence le côté psychologique de l’être
en relation singulière avec Jésus-Christ, en se détachant de la vanité du
monde. C’est donc un aspect très important de la spiritualité chrétienne médiévale,
qui est mis en évidence précisément dans le domaine du cheminement du carême.
L’auteur du texte veut dire tout de suite souligner la vanité, c’est-à-dire
le vide qui se tient derrière la mentalité du monde, qui, tout de même avec
parfois de bonnes intentions, ne parvient pas à remplir le coeur de l’homme,
et ne réussit pas à le faire se détacher de lui-même, de son propre orgueil
et de ses propres prétentions égoïstes. L’auteur met ensuite le doigt sur
les plaies de l’Église de l’époque: amour de l’argent, du pouvoir, prétention
à revendiquer la primauté intellectuelle, avant de mettre Jésus au centre de
sa propre vie spirituelle. Donc cette réaction-là de l’auteur est de celle
salutaire et nécessaire: replaçons, semble-t-il nous dire, Jésus au centre de
notre vie, pour le suivre humblement sur le chemin de la Croix: la spiritualité
de l’Imitation est essentiellement christocentrique.
Aujourd’hui, en face de la société des images, où les centres
commerciaux, ou la communication impersonnelle et froide que nous offrent les
grands médias (télévisions publiques, privées, et pay-tv, cellulaires ou Internet) semblent être l’unique point de
référence, l’on sent que tout ceci dissimule un vide intérieur effrayant.
Malheureusement, même l’Église parfois, se laisse éblouir par cette
mentalité des images, où le signe (grandes manifestations, grands
rassemblements) semble prendre le dessus sur le signifiant (Dieu) et sur le
signifié (former les consciences). Ce n’est qu’en revenant constamment à Jésus,
comme centre de l’existence du Chrétien particulier et de la communauté chrétienne,
que peuvent se maintenir fermes les rênes de la propre existence spirituelle,
sans se laisser impliquer dans la grande confusion spirituelle qui règne
souveraine dans notre société. Seulement l’humble méditation de la vie du
Christ et son imitation peut faire en sorte que nous utilisions ces instruments
que la technologie nous donne, sans en devenir dépendants. Humilité, désir de
sagesse spirituelle, amour à l’égard de Dieu, et des frères, sont le point
de référence, l’ancrage solide et sûre qui nous porte vers le salut, sans
pour cela refuser ce que l’intelligence humaine peut nous offrir de bon.
Ce passage fait pourtant aussi réfléchir beaucoup sur notre vocation chrétienne. En fait nous avons été appelés à mettre Jésus au centre de notre vie, chacun dans sa vocation particulière, et tous ensemble dans la croissance commune et l’aide fraternelle. Aujourd’hui, que la vie se disperse en mille occupations, il est important de récupérer le sens de notre vocation. Le Seigneur nous a appelés, il a transformé notre vie, il nous a donné son Esprit, et il est aujourd’hui celui qui appelle à en témoigner: un témoignage qui nous pousse plus loin de nos limites, plus loin de nos propres possibilités. Pour faire cela cependant, nous avons besoin de retrouver la joie de notre vocation, de cette rencontre qui a changé le cours de notre vie pour toujours, la rencontre avec Jésus. La tendance à l’isolement, que les multiples engagements et une fatigue récurrente due à la vie stressante que l’on mène aujourd’hui, est une tentation, un danger pour notre vocation. Souvent, en fait, derrière la fatigue, et le stress qui nous prend, il y a aussi l’ennemi qui agit pour affaiblir nos forces et entraver la mission que le Seigneur nous a confiée. C’est pourquoi notre foi doit être renforcée, parce que « Celui qui me suit ne chemine pas dans les ténèbres »: Jésus nous aime, et ne nous abandonne jamais, c’est ceci, la vérité profonde de notre cheminement de viatores, de pèlerin sur la Terre. Ceci doit renforcer notre espérance: Jésus nous aime, de façon tout à fait spéciale, profonde, oserais-je dire, viscérale. Elles sont si nombreuses les vocations suscitées par Lui parmi nous, une richesse de choix et de vicissitudes humaines difficiles à relever par nos propres forces seules. C’est pourquoi cela suffit avec les repliements sur nous-mêmes, ou avec les doutes: éveillons-nous!, encourageons-nous à tour de rôle!, parce que même si nous ne nous en apercevons pas, jour après jour, le Seigneur nous rend de plus en plus transparents de sa présence, de plus en plus semblables à Lui et c’est Lui que nous voulons imiter. Dans un tel sens, il est aussi important de récupérer le sens de nous vouloir du bien, d’être ensemble: L’amour de Dieu, en effet, justement en vertu de l’incarnation, n’est pas sans fondement, mais il a ce canal privilégié qui est l’amour de nos frères. Courage! Donc, cherchons à cheminer dans cette dimension spirituelle avec un sens renouvelé de joie, de foi, d’espérance et d’amour.
Dans
le livre II, chapitres 11 et 12, l’auteur trace, avec finesse psychologique,
les difficultés que le christianisme rencontre dans son adhésion et
conformation au Christ crucifié:
« Jésus
dispose dans ce monde de beaucoup de gens qui aiment son règne céleste, mais
peu sont prêts à porter sa croix. En somme, il a beaucoup d’amants de sa
consolation, mais peu de ses tribulations... Il n’y a pas d’espoir de vie éternelle
pour notre âme, sans la croix. Prends ta croix, donc et suis Jésus: tu
entreras dans la vie éternelle ».
Combien
de vérité dans ces quelques lignes! Aujourd’hui comme jamais, la recherche
de la compétition à tous prix, des biens matériels à tous prix, de la renommée
et de l’apparence à tous prix, est devenue une façon de faire qui détruit
l’homme. Jamais autant qu’aujourd’hui, le Christ crucifié est le grand
amour oublié par l’homme. Comment cela se produit-il donc? Parce que nous
nous sommes tous laissé fourvoyer, et personne ne nous rappelle-t-il plus à
notre condition humaine de viatores,
de pèlerins sur la Terre? Comment se fait-il qu’il y ait tant d’hédonisme,
c’est-à-dire, tant de recherche des biens matériels, de satisfaction
personnelle et égoïste? Le grand poète français, Baudelaire, disait:
« Ôtez-moi l’utile, laissez-moi le superflu ». Cette phrase
semble une réplique ironique, mais en réalité elle photographie exactement la
situation de l’homme actuel, noyé de superflu et d’informations, mais sans
aucune qui forme sa conscience. Une nouvelle maïeutique chrétienne serait nécessaire,
si l’on peut dire ainsi, aussi parce que nous avons à notre disposition un trésor
immense et qui ne finit jamais, les richesses du Christ. Mais aujourd’hui,
tout semble vieilles choses, sujets rebattus, choses désormais dépassées, et
nous tous ressemblons à ces chevaliers du Roland
furieux, qui venaient, attirés dans le palais du mage Atlante, dans
l’espérance illusoire de trouver ce qu’ils cherchaient. Nous savons tous très
bien que notre condition est celle du pèlerin, du viator et que nous ne pouvons éviter problèmes et angoisses, mais
tous font semblant que ces choses n’existent pas et se présentent masqués,
dans le but de dissimuler le plus possible leur propre faiblesse, leur propre
croix. Le christianisme sait pourtant que l’union au Christ souffrant est l’unique
espoir, l’unique voie pour donner un sens à tant de croix du monde, à la
souffrance et à la douleur de la vie quotidienne, du stress et de la compétition
qui enserrent la société.
L’auteur
de l’Imitation poursuit en montrant ensuite comment la vie de l’homme est
marquée par ce mystère de la souffrance:
« Tu
vois donc que tout se tient dans la Croix... Il n’y a pas d’autre voie que
celle-ci... pour arriver à la vie et à la vraie paix de l’âme. Vas où tu
veux, cherche tout ce que tu désires: tu ne trouveras pas route plus élevée
et en même temps plus sûre, que celle-ci de la Sainte Croix. Dispose et
ordonne toutes choses qui sont tiennes selon ta volonté et ton goût; et tu ne
rencontreras que souffrance de toutes les façons, ou spontanément ou malgré
toi. Et ainsi te trouveras-tu toujours devant la croix, parce que tu auras soit
quelque douleur physique qui te tourmentera, soit quelque souffrance morale.
Tantôt tu subiras l’abandon de Dieu, tantôt tu devras supporter ton prochain
et, pire encore, souvent tu ressentiras ta propre pesanteur, sans que tu puisses
trouver un remède à tout cela, ou un adoucissement, ou une consolation... La
Croix, en somme, est toujours prête... Où que tu ailles, tu ne peux la fuir,
parce que tu seras toujours avec toi-même ».
Inutile
de tenter donc de fuir, parce que la souffrance, la douleur physique, morale,
spirituelle, sont des expériences qui touchent chaque homme. Mais c’est
justement dans la Croix du Christ que le croyant trouve la force et la foi pour
dépasser les difficultés inévitables de l’existence:
« Pour
beaucoup il est difficile de se sentir le courage de se renier eux-mêmes, de
prendre sa propre croix et de suivre Jésus... Mais... Si toi, tu portes
volontiers ta croix, elle te portera, toi, et te mènera au but désiré... Si,
à l’inverse, tu portes la Croix à contrecoeur, tu te créeras une pesanteur
supérieure à tes forces, que tu devras même supporter. Si tu jettes ta croix
au loin, tout de suite tu en trouveras une autre, peut-être plus pesante. Espères-tu,
en fait, éviter ce qu’aucun mortel ne peut jamais éviter?... Mais si tu
regardes toujours le bout de ton nez, tu ne pourras jamais arriver à comprendre
tout cela. »
Donc
le renoncement à son propre moi, à soi-même, pour se conformer au Christ,
c’est l’idée de base qui traverse un peu toute l’Imitation. Ce n’est certes pas une idée nouvelle, mais c’est sa
formulation qui est différente, profondément différente de celle scolastique,
surtout de la scolastique décadente dont l’auteur est contemporain. Celle-là
cherche les raisons philosophiques, sans aucune vérification pratique; ici, à
l’inverse, on adhère intimement, personnellement et pratiquement à la théologie
de la Croix, comme à une règle pour toute l’existence. À présent, nous,
nous savons bien, et c’est presque comme un instinct naturel, que la
souffrance, la maladie, les privations, les pénitences et les jeûnes ne
plaisent à personne. Aujourd’hui, s’est répandu en effet une mode
fourvoyante pour laquelle le bien-être de l’homme passe par quelques
pratiques qui exaltent la perfection du corps, l’annulation des passions, pour
atteindre avec la pratique ascétique, alimentaire et sportive, la paix intérieure.
Cette mentalité, typique du New Age,
trouve ses propres racines dans les régions orientales. Inversement, l’auteur
de l’Imitation indique une autre voie, pour pouvoir atteindre la vraie félicité,
la vraie paix, à savoir l’amour de Jésus, doux et humble de coeur:
« Heureux
celui qui comprend ce qu’est aimer Jésus et, pour lui, se mépriser lui-même...
L‘amour de la créature est trompeur et peu sûr; l’amour de Jésus est
ferme et constant. C’est pourquoi celui qui s’attache à la créature, qui a
une fin, aura une fin avec elle; mais celui qui embrasse Jésus, ne pourra plus
être ébranlé de toute éternité. Aime-Le donc et considère-Le toujours
comme un ami: quand tous t’abandonneront, Lui seul, ne t’abandonnera pas et
ce sera Lui qui te sauvera de la ruine ».
Moi,
je pense, chers frères, qu’aucun d’entre nous ne peut affirmer d’être
sauvé toujours par ses propres forces ou par ses propres capacités: même le
plus puissant, le plus savant, le plus intelligent d’entre nous a vécu un
moment où personne n’était en mesure de faire quelque chose pour lui: alors,
se mettant à prier, implorant le Seigneur, comme les Apôtres dans leur barque:
« Seigneur sauve-nous! », Jésus est intervenu et nous a sauvés.
Ils sont innombrables les circonstances où chacun peut témoigner de cette
oeuvre de salut du Seigneur. C’est pourquoi cette réflexion ouvre aussi sur
un grand espoir. Même dans les épreuves, dans les souffrances, sur les croix
quotidiennes, si Jésus nous embrasse, nous ressentirons un amour, une joie, un
espoir au fond du coeur, qui nous aidera à surmonter nos moments les plus noirs,
les plus négatifs, les plus délicats, même quand tout et tous semblent se
soulever contre nous. Dans cette Pâque de l’an 2001, nous devrions ressentir
de la joie et dire: je suis mort avec Christ, et avec Lui, je suis ressuscité
à une vie nouvelle.
III
Je
vous confie, chers navigateurs, que cela ne m’a pas été facile d’aborder
la lecture de l’Imitation du Christ. Ce n’est pas un hasard si les gens du
Moyen Âge appelaient cet écrit « le cinquième Évangile ». L’auteur,
certainement inspiré par Dieu, pénètre jusque dans les recoins les plus
intimes de celui qui lit le texte, et y met à jour d’innombrables défauts,
insuffisances et péchés, et pour moi, il n’en a pas été autrement, bien au
contraire! Pourtant, c’est comme recevoir une violente secousse. Elle fait
mal, mais elle te réveille, elle te secoue, elle te fait comprendre comment
chaque jour tu t’engages dans des voies bien différentes de celle-là. La
finesse psychologique de l’auteur est digne du meilleur Freud ou Jung; sa
bataille intérieure pour mourir à lui-même et imiter Christ est constante, et
même trop pour des croyants « normaux », comme nous. Pour l’auteur,
pourtant, un croyant « normal » équivaut à un croyant mou, presque
un mécréant. C’est extrêmement fort, par exemple, quand il met au pilori
notre frénésie de succès (très à la mode dans cette société-ci de la réussite
à tout prix):
« Et
il adviendra même que tout ce que disent les autres sera écouté, et l’on ne
tiendra aucun compte de tout ce que tu diras, toi. Les autres demanderont et
obtiendront: toi, tu demanderas, et tu n’obtiendras rien. Aux autres, on
confiera telle ou telle fonction, alors que toi, tu seras jugé comme un bon à
rien. Pour tout ceci, en toi, la nature rugira assez souvent; mais à chaque
fois que tu sauras étouffer sa voix, tu gagneras un mérite qui ne sera pas
petit. »
Encore
une perspective qui renverse la mentalité du monde, surtout de ce sur quoi écrit
l’auteur du livre, ce dont tous, y compris les membres de la hiérarchie ecclésiastique
et les théologiens, semblent à la recherche de la réussite et de la célébrité,
plutôt que de se conformer humblement au Christ, son imitation. Elle renverse
aussi notre mentalité, parfois trop superficielle, non habituée à raisonner
avec profondeur, si elle ne prie pas et n’écoute pas la sagesse divine. Les
échecs rentrent pourtant aussi dans le plan de Dieu, et donc les supporter est
signe d’humilité.
« Si
tu regardes seulement les apparences extérieures, tu ressentiras bientôt ta désillusion:
il pourra en effet t’arriver de rechercher consolation et utilité chez tes
semblables, et de n’en retirer à l’inverse qu’un préjudice. Mais si en
toute chose tu cherches Jésus, tu ne pourras trouver que Jésus, tout comme, en
te recherchant toi-même en tout chose, tu ne trouveras toujours que toi-même,
et cela pour ta grande perte: parce que, quand il ne cherche pas le Christ, l’homme
est pour lui-même plus dommageable que tout le monde et tous ses ennemis
rassemblés.
Ici
aussi, l’auteur de l’Imitation, va
jusqu’au très fonds de l’âme du lecteur, parce que de nouveau, il éclaire
tout notre comportement, toute notre pensée, le moindre mouvement de la raison
et du coeur. L’auteur se trouve ensuite dans des circonstances historiques
dans lesquelles aussi bien l’Église que les croyants ont perdu le grand élan
de l’époque de Saint François ou du monachisme bénédictin. Toute l’Église
apparaît à cet auteur extrêmement molle dans l’esprit, éprise de désirs
mondains, et de frénésie de réussite. Dans une situation pareille, qui
cherche Jésus? Lui, est encore une fois l’oublié de tous. La tension
mystique, typique des peuples nordiques idéalistes, avait produit au sein de
l’Église médiévale de grandes figures comme Sainte Hildegarde (de Bingen,
ndt), Saint Bruno, Saint Norbert, ou Saint Albert Magne. La théologie de ces
peuples avait exprimé dans la mystique rhénane l’un de ses meilleurs fruits.
À présent, l’auteur se trouve à la fin du Moyen Âge, dans une situation de
grand malaise spirituel. C’est la raison pour laquelle il supplie presque le
lecteur de retourner aux racines de la foi, de retourner au Christ.
Malheureusement, nous, nous savons que ces mouvements-ci, comme celui de Grööte,
aboutiront bien vite au refus de la hiérarchie ecclésiastique et à la Réforme
de Luther (1517). Mais ici, nous sommes encore au sein de la Réforme catholique,
et l’Imitation du Christ veut pousser le lecteur à une profonde révision de
vie, mais aussi à une grande espérance.
Qui
cherche toujours le Christ ne pourra que trouver en Lui toutes ces grâces, tout
cet amour, tout cet espoir que le monde nie constamment. Qui cherche toujours Jésus,
à la longue n’est jamais déçu:
« il
trouvera un grand trésor, et même le plus grand parmi tous les trésors. Et
qui perd Jésus, perd beaucoup plus que le monde entier: celui qui
vit sans Jésus est le plus pauvre des êtres humains, tandis que celui
qui le trouve peut bien se dire le plus riche. »
IV
Nous
concluons avec un chapitre du Livre III, le LVI. C’est Jésus Lui-même qui
parle avec l’auteur du livre et son disciple. Retentit encore plus fortement
ici l’aspect intérieur du rapport avec Jésus qui devient un témoignage aux
frères:
« Mon
fils, autant tu parviens à sortir de toi-même, autant tu entres en moi. Tout
comme de ne rien désirer d’extérieur crée la paix intérieure de l’âme,
ainsi de renoncer à nous-mêmes dans notre coeur nous rapproche de Dieu. Et
c’est pourquoi, Moi, je veux t’enseigner le parfait abandon de toi-même à
Ma volonté, sans aucune opposition ou plainte. Suis-Moi, Moi, je suis la voie,
la vérité, la vie. Sans la voie, on ne peut voyager; sans la vérité, on ne
peut connaître; sans la vie, on ne peut vivre... Si tu restes sur ma route, tu
connaîtras la vérité, et la vérité te rendra libre: ainsi tu parviendras à
la vie éternelle... Si tu veux atteindre la béatitude de l’autre vie, méprise
la vie d’ici-bas... — Seigneur Jésus, toi qui eus une vie aussi sacrifiée
et méprisée par le monde, concède-moi de pouvoir t’imiter en étant, moi
aussi, méprisé du monde: il n’y a pas en effet de serviteur meilleur que son
patron, ni de disciple supérieur au maître... — Mon garçon, maintenant que
tu sais tout ceci et que tu l’as lu attentivement, mets-le en pratique: et tu
auras le bonheur... — Voici, j’ai déjà pris la croix de tes mains... Une
fois que le chemin est commencé, il n’est plus possible de retourner en arrière
et encore moins de déposer ton fardeau. Courage, frères! Continuons-le
ensemble notre chemin!
Jésus sera avec nous... Et Lui, qui nous a enseigné la route, et qui
l’a parcourue avant nous, nous aidera... C’est pourquoi avançons sans peur:
que personne ne se décourage jamais! »
C’est
un passage étonnant, un dialogue qui rappelle les représentations sacrées
typiques de l’époque, qui prenait délibérément son point de départ des
paroles de Jésus, et de l’expérience chrétienne, pour en faire un dialogue
compact, presque une pièce de théâtre sacré. La vie chrétienne est vue
comme un combat, et ici retentit la spiritualité d’un autre immense « Père »
du Moyen Âge, à qui l’Imitation
fait souvent référence: Saint Bernard. Il y a aussi toute la mystique de la
Croix, typique de Saint François d’Assise et, à ce sujet, je rappelle que
beaucoup de ceux qui adhérèrent à ce courant spirituel de la dévotion moderne étaient franciscains. Il faut tenir compte que
cette spiritualité influença les grands mystiques espagnols de la Réforme
catholique, comme Saint Ignace de Loyola, ou Saint Jean de la Croix. L’adhésion
personnelle et communautaire au Christ crucifié sera la vraie réponse des Chrétiens
catholiques authentiques
à la division qui s’abattra sur l’Église Occidentale. L’auteur de l’Imitation
du Christ, semble déjà prévenir cette tempête spirituelle là, en
indiquant une première voie de conversion aux Chrétiens de l’Occident, désormais
trop pris par le monde, trop riches et trop lascifs. Et moi, je pense que
c’est aussi une réponse qui peut être valable aujourd’hui aussi pour nous,
hommes de l’an 2000, face à une société où l’argent, la richesse, l’économie,
semblent prévaloir sur toutes les valeurs humaines et chrétiennes. Revenir à
Jésus, Le remettre au centre de notre vie. C’est ceci notre engagement
quotidien, pour pouvoir vivre la joie de la Résurrection.
Petite
bibliographie de référence:
L’Imitation du Christ, traduite en italien, est éditée par les Éditions
Oscar Mondadori. La source d’où nous avons extrait les passages cités est
cette édition. On peut sûrement en trouver d’autres, même plus modernes et
plus minutieuses. La spiritualité de Gérard Grööte et de Thomas de Kempis et
du courant de la « dévotion moderne » est présente dans quelques
pages du volume de Leclercq J., La
spiritualité du Moyen Âge, Vol. 2, Dehoniane, Bologne 1992 ou aussi dans Histoire
de la Théologie au Moyen Âge, rédigée par divers auteurs, et éditée
par Piemme, Casale Monferrato 1994.
Pour les internautes français, ils peuvent trouver le texte complet, traduit du latin en français par l’Abbé Félicité de Lamennais (1782-1854), un autre chercheur d’un idéal chrétien plus pur et plus évangélique, sur le Net à l’adresse suivante: http://www.saint-esprit.net/ijc/