Aldo C. Marturano

 

 

Le Moyen-Âge Russe

 

 

Histoire « médiévale » ou monstre soviétique et communiste à abhorrer ?

 

 

En 1998 en France et en 2000 en Italie, chez Einaudi, parut un livre de Karl Ferdinand Werner intitulé en italien Nascita della nobilità — Lo sviluppo delle élites politiche in Europa [Naissance de la noblesse — le développement des élites politiques en Europe]. C’est une investigation sur les origines des élites nobles d’Europe menée pendant cinquante ans à Paris, où l’auteur travaille en tant que président d’un institut culturel. Eh bien!, ce travail est resté inconnu, effacé par la volonté des « médiévistes » italiens de ne pas reconnaître leur fermeture mentale à l’égard d’une Europe qui est beaucoup plus grande de celle qu’ils imaginent en continuant à considérer comme suffisamment « européenne » l’histoire factice qui est enseignée à l’école et dans les Instituts universitaires.

 

Nous partirons justement de cet ouvrage (fondamental pour qui veut mieux connaître nos racines) pour aborder un autre sujet, lui aussi mis de côté avec la même hardiesse: l’histoire des origines « russes ».

 

On sent errer dans l’air certaines idées préconçues quand on s’entretient avec ceux qui s’intéressent au Moyen-Âge. Mise à part la définition purement artificielle de cette période historique, qui peut cependant être utile pour attirer le lecteur « cultivé » plus ignorant, ces idées-ci, à notre avis, limitent l’horizon de cette lointaine époque-là, parce qu’elles excluent de façon péremptoire certaines réalités qui sont au contraire importantes et fondamentales pour tout le continent. Dans notre propos, nous voudrions tenter de mettre sur le gril certains de ces préjugés pour voir à les démonter ou, pour le moins, les remettre dans le juste chemin, si nous pouvons l’exprimer ainsi.

 

Avant tout, ce Moyen-Âge, périphrase magique qui signifie « l’Âge du Milieu » et a paru  durant l’Illuminisme français, qu’est-ce que c’est? C’est une période plus que jamais glorieuse pour la conquête de la pensée et pour celles matérielles qui ont amené l’Europe d’aujourd’hui à devenir le point focal de la civilisation dans toute la planète, quoiqu’elle ait accumulé tant d’erreurs politiques et sociales, et qu’elle continue à les accumuler quand elle utilise des méthodes impérialistes héréditaires propres à son Moyen-Âge, pour se déguiser en société innovatrice. Toutefois, comme ce n’est pas là notre sujet, nous le laissons ici exprimé ainsi, de manière simpliste et politiquement non aligné.

 

Le début du Moyen-Âge est fixé d’autorité au sac de la ville de Rome, en Italie, par les Wisigoths d’Alaric en 410 ap. J.-C. et à l’abdication du dernier Empereur romain, toujours en Italie, Romulus Auguste, en 476, et on arrête le Moyen-Âge d’habitude avec la chute de Constantinople en 1453, tombée aux mains des Turcs de Mahomet II le Conquérant, ou carrément par la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, en 1492, ou qui sait encore avec quel autre événement ?

 

Telles sont les bornes temporelles fixées en Occident. Il est clair qu’elles sont fictives et idéologiques et donc à dépasser, mais, comme nous l’avons déjà dit, elles sont parfois utiles. Cela n’empêche qu’à la racine des événements que l’historien explore et raconte, d’une part, il y a des histoires locales révolues qui ne doivent absolument pas être négligées, et, d’autre part, des événements qui, d’une manière quelconque, ont influé sur ces histoires-là et qui ne doivent pas non plus être simplement rejetées, mais triés, fouillés et évalués. D’ailleurs, dans l’histoire, il n’existe pas d’interruptions brutales par lesquelles on puisse passer d’une période à l’autre en fermant une porte et en en ouvrant une nouvelle, faisant ainsi du Moyen-Âge une période à traverser rapidement sous un « conduite toute française » ou « toute italienne». Nous devons aussi dire que la partie d’histoire que nous appelons Moyen-Âge appartient à tous les peuples européens sans en exclure aucun, spécialement s’il s’agit de l’un de ceux-là qui se trouvent au-delà du Rhin et de l’Elbe, bien qu’avec un mépris mal dissimulé, les historiens « du cru » les marquent aujourd’hui encore du nom de « barbares ».

 

Le Moyen-Âge, donc, doit revenir et appartenir à tous les Européens qui parlent aujourd’hui des langues différentes et habitent dans des régions différentes du continent, parce que dans tous les cas, ce sont eux, avec nous, qui se reconnaissent à plein titre héritiers de ce passé, sans aucune discrimination de supériorité ou d’infériorité ni de césures temporelles artificielles. Pour des raisons géographiques, jusqu’à la découverte de l’Amérique située au-delà de l’océan infranchissable et pour des raisons idéologiques, comme la présence du Christianisme dans ses diverses confessions en compagnie de l’Islam, ces  Européens d’aujourd’hui ont comme ligne d’arrivée un idéal et futur « tout super-national », qui sert d’exemple à imiter pour l’humanité, justement parce qu’il est construit sur ses propres erreurs accomplies dans un passé dont tous proviennent et qu’ils doivent donc connaître.

 

Celle-ci est « l’européité » à opposer aux « non européités » du reste de la civilisation universelle! Toutefois, il est inutile et dommageable, à notre avis, de proposer l’européité aux autres peuples « extra-européens » comme la meilleure possible et sans l’humilité nécessaire que chacun doit avoir devant les catastrophes qu’elle a provoquées jusqu’à ce moment. Une position différente serait anti-historique et serait vécue (et elle l’est déjà en partie dans le monde) comme une souffrance. C’est pourquoi nous nous arrêtons aussi ici, parce que nous entrons dans un domaine politique très marécageux, qui n’est pas en accord avec le thème de notre entretien.

 

C’est déjà juste de dire que nous ne nous mettrons pas à faire ici la « méta-histoire » du Moyen-Âge, bien que des trois religions monothéistes de cette époque on en attribue la maternité exclusive au Christianisme (entendons-nous naturellement, pas seulement à celle catholique dominante en Occident), en réalité le « poids historique » majeur de cette idéologie serait minime sans l’apport concret des deux autres, à savoir l’Islam et le Judaïsme. Les croisades, le colonialisme, la science exacte, la religion universelle, le temps scandé rituellement, la langue unique, sont toutes des utopies nées à l’intérieur de ces trois religions en Europe et, aujourd’hui encore, au travers de leurs nations les plus puissantes militairement, elles tentent de s’imposer dans le monde entier, comme des vérités absolues et indiscutables. À quelle fin? Nous ne voulons pas faire de rhétorique, mais il nous semble que tout est fait par les élites au pouvoir pour mettre en branle ces flux de richesses dirigéss sur elles-mêmes, sans lesquelles elles ne subsisteraient pas dans l’opulence actuelle!

 

On croit encore du côté du lecteur cultivé que le Moyen-Âge est une période obscure à oublier, et pourtant, pour tout ce qui nous concerne en tant que spécialistes de l’histoire russe (Moyen-Âge Russe est une définition que nous exécrons !), nous ajoutons que l’historiographie soviétique, qui a abouti d’abord à la nouvelle démocratie de conception marxiste-léniniste, n’est pas parvenue non plus à dépasser ce Moyen-Âge avec le concept de Féodalisme dans lequel cette dernière époque est considérée intermédiaire, justement parce que c’est le temps de l’exploitation de la « classe dominé », prodrome du passage à l’ère de la libération communiste. Cette façon aussi de voir le cours des événements humains a provoqué et justifié le grand « schisme » entre historiographie « occidentale » et « orientale », qui se poursuit jusqu’à nos jours et qui a conduit cette partie-ci de l’Europe, l’Occident, à ignorer l’histoire de l’autre, qui, d’une manière erronée, est même appelée Europe Orientale, quoi qu’en plus elle se trouve au Nord.

 

C’est bien aussi de répéter que l’évolution culturelle humaine est un processus très lent et sans fin ou de solutions de continuité. C’est bien aussi de répéter que dans l’expérience historique, il existe presque toujours une causalité plus ou moins rigide et que tout ce que nous connaissons aujourd’hui a ses racines de toute façon partout dans le passé, immédiat ou lointain. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas une liberté de choix sur les propres événements personnels ou collectifs, mais que, lorsqu’à un certain moment un choix est fait, l’événement qui suit est le résultat de ce choix-là et donc on doit en subir les conséquences.

 

Aujourd’hui, peut-être que ces préjugés sont devenus en grande partie « plus légers » historio-graphiquement, et pourtant aucun historien italien, pour autant que nous le sachions, n’a jusqu’à présent cherché à balayer le domaine de cette pacotille idéologique, quoique de grandes recherches et de nouvelles mises au point soient intervenues, en premier lieu sous l’œuvre des « médiévistes » de cultures française et allemande. En somme, selon nous, il est devenu urgent de se débarrasser, aujourd’hui!, de tous ces fardeaux inutiles autrement une grande partie de notre Europe restera toujours en dehors du cadre! Et bien alors, disons la vérité: il est commode de faire en sorte que l’opinion publique du cru, l’italienne, ne s’aperçoive pas qu’elle est entrée dans la phase qui l’a amenée à la « subalternité » culturelle à cause de laquelle, quoique fiers d’appartenir à l’Europe, nous sommes entraînés par l’histoire sans y participer culturellement et activement! Et par où commencer?

 

Selon nous, en approfondissant nos connaissances du Moyen-Âge de manière à l’abolir pourvu que l’on admette que pas même un acte retentissant de cette sorte suffirait et en outre, à la fin, comme n’importe quel mouvement intellectuel innovateur et inattendu, il rencontrerait d’énormes  résistances.

 

Portons-nous donc au-delà des Alpes et de la Méditerranée, d’abord. Voyons ce qu’il y a et ce qui se meut en dehors de l’Italie et de l’Occident et cherchons à le faire sans intermédiaires et préjugés. Malheureusement, si vous cherchez dans les Universités, chez les libraires, dans les bibliothèques plus fournies, quelques éléments qui vous fassent passer le Rhin et les Alpes, vous vous rendrez compte que c’est une recherche vaine parce qu’il n’existe pas de matériau d’étude pour le monde slavo-russe, qui occupe la plus grande partie du Grand Nord Européen, ou ce qui existe est extrêmement maigre!

 

La faute à qui? À l’idéologie régnant jusqu’à présent en URSS? Au Rideau de fer ou d’un autre genre, baissé par l’autorité soviétique sur sa propre production intellectuelle? Ou parce que l’Occident s’est senti exclu et abandonné par l’Orient après la dernière Guerre mondiale?

 

Les raisons sont multiples et très anciennes. Elles sont de nature idéologique et religieuse, faites de racisme et de peur politique et on ne peut en discuter en ce lieu, bien que le motif ultime soit le choix d’abandonner ce monde à lui-même pour en attendre le collapsus matériel et culturel, en applaudissant, non pas tant au virage d’époque de M. S. Gorbatchev, que bien plus, au contraire, à l’effondrement qui s’en est suivi.

 

Parfois le doute nous vient qu’il ait vraiment existé une histoire russe avant Pierre le Grand ou Ivan le Terrible (et pourquoi Ivan et pas Jean?) et qu’au contraire, l’histoire des origines des États russes ne soit qu’une invention des sacrilèges communistes soviétiques qui habitent le reaganiste Royaume du Mal...

 

Un doute de ce genre est vraiment né en nous bien que nous espérions que ce fût seulement une plaisanterie. Nous avons lu un article sur la Toile (en allemand) de Frank Kämpfer de l’Université de Münster qui nous avait épouvantés par les accusations documentées et profondes faites au monde académique européen sur ce problème, mais nous nous sommes aperçus ensuite que la raison plus prosaïque, mais vraie et sacro-sainte, c’est que le monde académique a exclu l’étude du russe, comme langue, de son propre sein « pédagogique » pour des raisons raciales et politiques et aujourd’hui, il se retrouve n’ayant plus d’historiens qui connaissent cette langue (ou d’autres langues de l’Est) pour accéder à l’œuvre d’historiens extrêmement valables pré-soviétiques, soviétiques et post-soviétiques. Enfin laisser le public plus informé et les étudiants les plus enthousiastes ignorer l’histoire russe des origines, parce que non importante (voire même dangereuse) pour les événements de cet Occident-ci, c’était plus fonctionnel pour la conception « médiévale » italienne et européenne que de... se mettre à étudier le russe! Avec ce comportement étrange, l’histoire médiévale russe court — aujourd’hui encore — le risque de rester au-delà des Carpates, ou d’être complètement oblitérée, même en son pays natal, sous l’influence « académique » d’historiens russes rétrogrades émigrés en Europe ou aux USA et de conseillers éditoriaux du cru! Toutefois, et nous le répétons, l’ignorance de la langue russe reste pour toujours la raison fondamentale pour « justifier » cette carence en grande partie des « lieux académiques »! Carrément, les slavistes ont été contraints à devenir des historiens en exploitant l’occasion (particulière) que l’histoire russe peut être racontée en se basant presque entièrement sur la lecture et sur l’interprétation de ses très nombreuses chroniques!

 

De cette situation ambiguë sont nés notre intention et nos efforts d’ouvrir une porte sur ce nouveau monde pour commencer à en parler sans préjugés politiques et sans triomphalisme du genre : « je le savais bien, moi! », mais avec l’humilité de gens intéressées et curieuses et absolument pas jalouses de tout ce qu’elles savent et qui cherchent à le raconter dans un langage simple, rigoureux et immédiat. Certes! Nous savons bien qu’il y a beaucoup de difficultés dans notre agir qui est le nôtre, mais cela fait désormais des années que nous tentons de les surmonter, parfois en y parvenant.

 

Pour une première chose, si nous nous déplaçons ici, en Terre Russe, l’histoire « médiévale » ne coïncide plus avec l’âge du milieu susdit, mais avec juste le commencement de l’histoire avec la légendaire fondation de la dynastie Rjurikide. En schématisant de façon « médiévale », on peut ensuite ajouter qu’elle s’achève en pratique vers la fin du XVIème siècle avec l’extinction de cette dynastie (manipulée par l’Église Russe) quand le fils de Jean IV, dit le Terrible, en mourant sans autres fils dignes, passe sa couronne (représentée par un béret précieux connue comme la toque de Vladimir Monomaque (1053-1125) à Boris Godounov, non rjurikide.

 

Cela en conscience, voyons à entrer plus profondément dans l’argument, à partir du début.

 

Avec le  triomphe de la formule étatique constantinienne dans laquelle l’évêque de la Romo Nova (appelée ensuite Constantinople) consacrait et légitimait le personnage de l’Empereur romain et celui-ci à son tour protégeait l’évêque et sa sainte organisation, l’Europe initie la nouvelle histoire dans laquelle l’Empereur romain est déclaré l’unique possible dans l’univers créé par le dieu chrétien. Comme le pouvoir sur les autres hommes émane de ce même dieu, selon ses lois et ses desseins connus seulement de lui, et non dévoilables aux hommes sinon parfois et encore, de manière pas toujours claire, voici que le chef suprême de l’Église Chrétienne, unique intermédiaire entre Dieu et le monde, est investi de la faculté de consacrer le chef du royaume universel et donc l’Empereur. À ce souverain terrestre, tous doivent se soumettre et lui rendre hommage. On peut aussi recevoir de lui des charges de commandement et des dignités diverses, pourvu que l’on accepte l’idée que l’Empereur est le père et les personnes qu’il choisit, et auxquelles il demande des charges et concède des pouvoirs sont ses fils!

 

Ce sont ceux-ci les concepts et les situations qui se déverseront sur l’élite de Kiev, quand on aura le baptême le plus célèbre d’Europe, voulu par Saint Vladimir dans la Terre Russe vers la fin du Xème siècle!  Ce baptême ne fut pas facile à obtenir de la part de Constantinople et dans les documents il y a diverses tentatives opérées sur des « russes » par une paire de Patriarches, avant l’an 988, année où le Christianisme fut proclamé religion d’État pour tous les résidents des Terres Russes. Rien de nouveau par rapport à tout ce qui advenait ou était déjà advenu en Occident avec les Francs, par exemple! Autrement dit, l’Empereur agissait dans les cas de nouveaux peuples qui se présentaient à ses frontières toujours selon des expériences révolues, mais bien éprouvées et qui avaient donné de bons résultats.

 

Les raisons qui poussaient Constantinople à avoir comme alliées Kiev et les cités dépendantes d’elle, étaient quelque peu diverses, par rapport à celles qui prévalaient pour l’Occident, et justement sur une de ces raisons, le Moyen-Âge Russe a un fondement de plus pour ne pas être mis de côté.

 

Avec l’avènement du Christianisme et le déplacement de l’épicentre politique de Rome en Italie à Roma Nova sur le Bosphore, l’Empereur, vers le VIIIème siècle se retrouve à affronter, en Occident, l’Islam qui le harcèle pour élargir son expansion depuis la Méditerranée vers le continent, et doit veiller aussi bien sur la Sicile que sur l’extrême pointe occidentale qui est aujourd’hui le Détroit de Gibraltar ; et en Orient, il doit affronter les mouvements de populations slaves dans les Balkans, outre les offensives des Sassanides et des Khazars entre la Caspienne et la Mer Noire. C’est logique que les situations les plus urgentes pour Roma Nova sont ces dernières, vu qu’elles impliquent des territoires plus proches d’elle et donc, il est aussi logique que, d’une certaine manière, elle laisse aussi plus d’espace aux Francs en Occident qui sont en train de se consolider progressivement, bien qu’ils avancent des prétentions toujours plus grandes en tant qu’héritiers, eux-aussi, du pouvoir romain décentralisé. Probablement pour celui qui regarde en dehors de l’époque, ceci fut une erreur qui donna la possibilité au Pape de Rome de réclamer le poste de seigneur unique et absolu, non seulement pour l’Occident, mais ensuite aussi pour le reste du monde, en inventant la soi-disant Donation de Constantin. Naturellement le Patriarche romano-italien dut s’allier avec les nouvelles forces d’origine « barbare » et en particulier avec les Francs.

 

Ce n’est pas ici le lieu de refaire toute l’histoire du Trône Pontifical et des disputes avec le Patriarcat de Constantinople, mais nous en avons mentionné de très brefs moments ci-dessus pour faire comprendre quel fut le rôle que le Pape de Rome joua dans la création d’un nouvel empire universel, confié toutefois à Charlemagne et non plus à l’Empereur romain sur le Bosphore.

 

Cependant, une société a besoin d’économie pour vivre et subsister et donc, d’une part, elle part en quête de sources de subsistance physique et matérielle pour avoir continuellement nourriture et abri et, de l’autre, elle cherche à maintenir la position de son élite qui agit sur ordre et en tant que guide, avec tous les rituels qui en exaltent la nature légitime. Pour ce faire, l’élite a besoin de marchandises de luxe exclusives. Si, en réalité, un système économique existe déjà et fonctionne depuis longtemps, l’unique élément nouveau ici c’est la « sacralisation » du pouvoir.

 

Il faut naturellement  que tous les sujets d’un seigneur chrétien croient dans les mêmes dieux et ainsi s’intensifia l’œuvre de sanctification de l’Europe, de ses habitants et de ses élites par les plus actifs moines irlandais, en parvenant carrément aux excès de Boniface, saint évangélisateur du peuple germanique le long du Rhin. Celui-ci, à cause de son origine celte (il était né dans le Devon) et connaissant parfaitement les antécédents païens de sa terre fit tout pour que les petites gens, au lieu de préférer les fêtes saisonnières aux messes dans les premières églises qui apparaissait ici et là, se transformassent en « travailleurs de la terre » et se gagnassent le pain quotidien « à la sueur de leur front » selon les préceptes de l’Écriture. Dans ces conditions, il fallut qu’elles vinssent à messe pour achever leur journée et qu’elles ne manquassent aucune des célébrations des fêtes commandées! Les mesures prises par cet évêque, autour de 752, demeurèrent célèbres parce que non seulement il fit abattre le Chêne saint du dieu Donner (Jupiter, ndt) près de Geismar en Hesse, mais aussi il empoisonna les sources pérennes utilisées pour les libations païennes! Il n’était pas le seul dans cette croisade contre la forêt de plaine: déjà saint Martin de Tours (hongrois et protecteur des rois francs) avait procédé de la même façon quelques siècles avant et, après Boniface, même Charlemagne se distingua dans cette destruction, c’est-à-dire dans la destruction systématique de la forêt.

 

Pourquoi la forêt? Pourquoi détruire les arbres et ce que la forêt a et donne? Simple! Le Christianisme, n’ayant jamais effacé les dieux païens du monde, expliquait qu’ils existaient encore, car c’étaient des personnifications vivantes du démon! Ces dieux ne disparaissaient pas et continuaient à se déchaîner du lieu où ils avaient été exilés par Dieu au temps de leur décadence! Dante posa le Prince des Diables dans les enfers, carrément au centre de la Terre, auquel on accède après avoir traversé une forêt obscure parce que là est son domaine, mais où se cachent donc ses diables quand ils viennent à la surface? Où vivent-ils? La réponse est évidente: dans les époques païennes dans la forêt! Dans les chênaies, vue la spiritualité de cet arbre, unique plante sans mort! C’est dans le fourré des arbres que ce célébraient les rites païens et c’est pourquoi la destruction des arbres « européens » fut encouragée avec une grande ferveur et une grande joie pour le triomphe de Dieu!

 

Tout ceci fut prêché en long et en large et le plus petit des croyants en fut investi très profondément dans sa propre vie quotidienne puisque les réformes qu’il vit mettre en action agissaient surtout sur ses propres usages et coutumes (pas seulement religieux donc!) et transformaient les consommations personnelles avec les flux marchands correspondants. L’idéal que l’Église assignait aux petites gens, c’était l’agriculture et pour les travaux agricoles, il fallait des champs immenses qui pouvaient être obtenus seulement en soustrayant l’espace nécessaire aux forêts épaisses qui existaient encore dans le reste de l’Occident, à part celles qui avaient déjà été abattues dans les siècles antérieurs par l’Empire Romain en expansion. Indirectement, et peut-être sans le vouloir, Christ fit le plus grand dommage possible: il priva tout l’Occident de sa plus importante ressource de matière première et contraignit les arbres, littéralement, à se réfugier sur les montagnes!

 

Regardons autour de nous. Villes, campagne, constructions, rues, etc., Dans cet univers où nous vivons aujourd’hui, remontent les mémoires du passé au point de nous faire habiter dans un espace qui n’est consacré qu’aux morts et à leurs souvenirs. Les monuments, les ancêtres, sont importants cependant, parce qu’ils nous donnent une mesure de notre civilisation et la raison d’être comme nous sommes. Cependant nous regardons tout ceci dans des restes de pierres naturelles ou de pierres faites de main d’homme (les briques!), sans penser que ces monuments d’habitude sont « au jour », c’est-à-dire ouverts, sans murs ni toit..., justement parce que ces parties de bois ne se sont pas conservées! Si l’on pense ensuite à la manière dont se construisaient les cathédrales ou les abbayes ou ces mêmes habitations seigneuriales, nous imaginons tout de suite que pierres et briques étaient placées sur un squelette de bois que par la suite, on détruisait. Les grues, les échafaudages, les plafonds... Et les outils? Sauf pointes et lames de métal, ils étaient tous en bois! Et les armes Également! Si nous imaginons pendant un seul instant une armée d’une dizaine de milliers de fantassins avec des piques, voici que nous pouvons tout de suite faire un compte de combien d’arbres devaient été abattus pour en faire des arcs (autour de l’an 1000, déjà!, l’if (Taxus baccata) avait déjà disparu des forêts de France à cause de l’élasticité de ses fibres mis à profit dans la fabrication des arcs, ndt). Et combien de bois ne fallait-il pas pour faire fondre les métaux et cuire les briques? Et pour se chauffer? Et pour construire les bateaux sur la mer et sur les fleuves? Et quand on commença à produire du sel, utilisé comme conservateur des aliments, en faisant bouillir l’eau salée? Et pour construire et équiper les habitations des paysans?

 

Et où se trouvait le bois et où pouvait-on le choisir en qualité et solidité? Dans la forêt ...

 

Quelques chiffres, que nous devons au chercheur allemand H. Kühnel,  nous donnent une idée des consommations énormes de bois aux XIII-XIVèmes siècles: pour fondre 10 kg de verre il en fallait deux mètres cubes, alors que pour forger du métal on en consommait jusqu’à 15 quintaux...

 

Toutefois la forêt ne fournit pas seulement le bois, mais toute une série de produits qui, durant l’époque dont nous nous occupons, constituaient la base de la vie des communautés et de leurs élites « sacralisées » par le Christianisme. Nous pourrions commencer en listant des produits forestiers comme les champignons, baies et salades. Nous pourrions continuer en disant que la forêt était le lieu où le petit bétail s’en allait paître en dispensant le paysan d’avoir à cultiver du fourrage, avec ses céréales.

 

C’est cependant bien de s’arrêter un instant plus profondément sur les articles qui se commerçaient puisqu’ils étaient presque tous des produits sylvicoles et pas toujours ceux que nous pourrions nous imaginer aujourd’hui.

 

Voyons un peu. Pour les consommations des gens simples, on peut dire que tout ce qu’elles produisaient elles-mêmes de leur travail était suffisant pour couvrir la demande et, comme la partie la plus importante des produits de consommation était l’aliment et le pain et que tout cela était produit à la maison, directement ou indirectement les matières premières provenaient de la forêt. Voici que la déforestation se poursuivant, cela dut créer beaucoup problèmes, comme nous le savons des révoltes fréquentes du monde paysan et des famines nombreuses.

 

À ce point, il est bien d’adopter la classification en trois ordres ou strates sociales, faite par l’évêque de Laon au Xème siècle des chrétiens résidents dans l’Empire Franc, pour mieux comprendre, à savoir, la division de la société assujettie au roi en Ceux qui gouvernent, ceux qui prient et ceux qui travaillent.

 

Les élites par excellence comprennent évidemment le roi, l’empereur, les courtisans et ce qu’on appelle la noblesse qui appartiennent tous au premier ordre. Ceux qui prient, le second ordre, sont tous les membres de l’Église dont les sommets, attention!, sont nobles eux-mêmes aussi parce que parents proches ou lointains de rois et d’empereurs. Enfin, il y a la grande masse que Dieu a destinée au travail pour maintenir en vie les deux autres ordres.

 

Pour faire bref, entre rites et fêtes chrétiennes, entre banquets et réceptions d’invités de marque, entre nécessités de maintenir châteaux et ameublement luxueux, entre les dépenses de guerre et pour les défenses pour tant et tant d’autres choses très coûteuses que nous survolons ici, l’Église et les cours se voyaient contraintes à dépenser d’énormes sommes pour le décors de leur propre position sociale...

 

Il est de toute manière important de nommer ici quelques produits sylvicoles de très haute valeur ajoutée, ne serait-ce qu’en en indiquant les usages et, pour cette raison, le caractère indispensable, afin que notre propos s’avère plus clair.

 

1. Les esclaves. Quoique la religion chrétienne signalât l’égalité de tous les hommes face à Dieu, les esclaves jeunes continuèrent à être achetés dans toutes les cours chrétiennes pour les travaux les plus lourds ou pour le divertissement plus recherché ; et ce même Palais de Latran, siège ancien du Pape à Rome, et ensuite celui d’ Avignon, comptaient des esclaves par milliers. Il en était aussi de même pour la cour sur le Bosphore comme pour les cours franques. Et ces esclaves, peut-être par coutumes ou par nécessités particulières, provenaient de la forêt russe, fils et filles de paysans, lesquels quand les bouches à nourrir étaient trop nombreuses pour la terre qu’ils cultivaient préféraient à la misère de tous, la vente des jeunes gens les plus beaux. Les cours musulmanes étaient naturellement celles qui en achetaient le plus. Il est cependant stupide d’envisager ce commerce avec des yeux négatifs parce que les jeunes esclaves étaient bien traités, en réalité parce qu’ils coûtaient beaucoup et qu’ils devaient toujours rester vigoureux.

 

2. Les fourrures de valeur. Celles-ci servaient surtout à distinguer le riche du pauvre, le puissant du sujet. C’étaient des fourrures de zibeline, de martre, de vair (l’écureuil petit gris, ndt) et de tant d’autres petits animaux de la forêt, encore appréciés aujourd’hui, qui ornaient les habits et chapeaux, gants et chaussures et coûtaient vraiment les yeux de la tête. Malgré cela, un roi, un seigneur, un évêque, ne pouvaient y renoncer pour aucune raison au monde!

 

3. Le miel. Ce n’est que sur les tables des seigneurs que l’on servait des « douceurs » (gâteaux et choses sucrées, ndt) faites avec le miel et en général, ce produit des abeilles était l’édulcorant exclusif de divers mets, sauf que très, très peu de gens pouvaient s’en procurer à cause de son prix très élevé. Et pas seulement pour les gâteaux! On utilisait aussi le miel pour en faire des boissons alcoolisées, aujourd’hui désormais passées de mode, comme le fameux hydromel (boisson des dieux! ndt).

 

4. La cire. De ce produit, qui impliquait le sacrifice des rayons de cire de la ruche, on en consommait d’énormes quantités. La cire aussi était chère, parce qu’elle devait être bien purifiée et nettoyée de ses corps étrangers. On en faisait des chandelles. Alors que les paysans se contentaient de lampes où brûlait du suif, l’élite demandait à consommer des millions de chandelles, spécialement fixées sur des candélabres quand on devait illuminer une église ou un salon de fêtes pour les cérémonies d’usage. Outre les chandelles, on consomma de plus en plus de cire par la suite pour les objets faits de bronze sur modèles d’argile selon la méthode dite de la « cire perdue ».

 

5. La poix. Ce produit avait une très grande importance parce que ces cours qui géraient des flottes et flottilles, à savoir c’était le cas de toutes les cours européennes, étant donné que l’on se déplaçait aussi sur les fleuves et que les barques réclamaient justement d’être calfatées à la poix.

 

Laissons naturellement de côté toute une série d’herbes médicinales et de produits séchés que la forêt fournissait aussi, ainsi que le poisson et le gibier, ce dernier exclusivement consommé par l’élite.

 

À ce point, avec ce que nous avons dit jusqu’à présent, nous nous permettons d’établir un constat très grave pour les responsables historiques à attribuer au Christianisme de Rome: Là où n’arrivait pas le Pape Romain, la forêt se conservait plus longtemps!

 

Pour ne pas être taxés de parti-pris, cependant, nous devons ajouter que les consommations « sylvestres » n’étaient pas différentes ou moindres dans le reste de l’Empire Romain d’Orient, à savoir sur le Bosphore et les aires proches, mais la politique de l’Église Orthodoxe fut beaucoup moins arbitraire que celle de l’Église Romaine en laissant les peuples nouveaux, au fur et à mesure catéchisés, gérer leur propre économie sans interférences religieuse inutiles. De cette façon, dans la Rus’ de Kiev, une fois baptisée, l’Église laissa le prince gérer toute la politique en exigeant cependant la dîme annuelle sans exception.

 

Véritablement un exemple pour nous incisif, parce qu’il concerne l’histoire russe des origines, c’est celui de Jogaila Prince lithuanien et cousin du Grand Prince de Moscou, lequel au XVème siècle, après avoir abandonné l’Orthodoxie, sous le signe de laquelle il avait été baptisé, et être passé au Catholicisme Romain, s’employa à détruire les lieux païens que les Lithuaniens conservaient encore dans les chênaies de la grande forêt russe, mais en restant attentif cependant à ce qu’on ne détruisît point cette « mine », se rendant bien compte de l’importance économico-stratégique des aires forestières.  Il mit par la suite « sa » forêt sous sa protection personnelle pour pouvoir s’y rendre à la chasse selon son bon plaisir. Et Jogaila n’est autre que Ladislav Jagellon, roi polonais de Cracovie et Grand Duc de Lituanie, et la forêt dont on parle est toujours la forêt polono-bélarusse du Grand Nord!

 

Et ici on ne peut pas ne pas poser la question: mais comment donc, les Terres Russes étaient  les fournisseuses de matières premières et d’articles de luxe pour les cours occidentales, et personne n’en parle? Pourquoi donc? Des documents, il y en a, et ils sont disponibles depuis toujours...

 

Lisons par exemple de E. Perroy dans son Le Moyen-Âge, l’Expansion de l’Orient et la Naissance de la Civilisation Occidentale. L’auteur remarque très bien ce trafic du Nord de l’Europe autour du XIIème siècle, quand il voit les résultats du Drang nach Osten des Othons à partir de Mayence, mais ensuite, il ne souligne pas l’importance de la forêt dans l’économie et dans les commerces avec le Nord. En somme, il parle comme s’il ne savait pas  bien ce qu’on échangeait là dans ces trafics! Au contraire, C. Goehrcke dans son étude, La vie de chaque jour dans la Russie ancienne (non publiée en Italie!) met immédiatement en évidence le fait d’avoir une forêt à exploiter. L’historien R. Bechmann le fait pareillement dans son La Forêt du Moyen-Âge ou l’excellent F. Hageneder dans son Geist der Bäume à savoir L’esprit des arbres (non publié en Italie!) et, last but not least, Marc Bloch.

 

Nous n’irons pas plus loin dans la citation d’autres auteurs sur le sujet et nous dirons que le très célèbre Le Goff dans toute sa production néglige sic et simpliciter l’importance de la forêt nordique dans le développement de la Civilisation occidentale et cela, à notre avis, concourt à construire une façon absolument erronée de regarder le commerce médiéval en mettant dans l’ombre l’importance historique et politique du Grand Nord. On parle de foires, de marchés où l’on faisait commerce de vins du grain, et surtout des draps! Il n’en est pas ainsi! Les Vénitiens et les Génois qui avaient leurs comptoirs dans la Mer Noire, ou la Hanse, qui avait les siens à Novgorod, à Polozk, à Smolensk et à Pskov dans les Terres Russes, étaient là parce qu’ils commerçaient bien autrement et avec de beaucoup plus grandes valeurs qu’avec des draps et des produits alimentaires!

 

Malheureusement, d’abondantes documentations directes ne nous sont pas restées sur ces flux de matières premières et de produits demi-finis, mais il reste possible à partir des études réalisées (en parlent M. Lombard, J. Favier, mais aussi B. Lewis et spécialement B. Schechter qui, au siècle passé, a catalogué avec une patience de Bénédictin, toutes les cartes de la Geniza de la Synagogue du Caire) de déduire que le grand commerce, à savoir, celui qui traitait de marchandises de très grandes valeurs, et qui avait donc comme clients les cours et les seigneurs qui pouvaient payer des grosses sommes, était géré par les Juifs appelés Radhanites qui disposaient d’une organisation logistique fiable tout au long d’itinéraires très longs par la Mer Méditerranée (mais aussi par terre, au travers de la Thuringe). Les Juifs Radhanites arrivaient en effet à Bagdad et en Chine et apportèrent à Constantinople l’industrie de la soie (et non pas les moines légendaires avec les vers à soie dissimulés dans le bâton de pèlerin, par charité!) et la culture du riz sur les rives de la Caspienne... mais, comme c’était l’usage, ils ne dévoilaient pas facilement leurs routes et leurs contacts et peut-être même les masquaient-ils même derrière des fables et des monstres! À cause de cela, il est probable que ces gaillards-là propagèrent l’idée qu’il y avait de très grandes difficultés pour atteindre les Terres Russes et y faire des affaires avec les Slaves, en nous laissant ainsi peu d’informations sur leur réalité historique durant la période médiévale. Une ignorance qui s’est longuement conservée, si nous pouvons exagérer un peu, en rappelant simplement qu’encore au XVIème siècle l’auteur suédois de L’histoire des Peuples du Nord, Olao Magno, ignorait l’emplacement de Novgorod-la-Grande!

 

Quoi qu’il en soit, à partir des « lieux de production » (les Terres Russes du Nord, spécialement) les marchandises voyageaient jusqu’à la Mer Noire et de là jusqu’à Rome, à Aix-la-Chapelle, à Cordoue et d’autres cités princières à la grande satisfaction des clients et grands profits des Radhanites. Nous avons rappelé Cordoue intentionnellement, parce qu’un autre stéréotype que nous conservons c’est que l’Occident Européen fût seulement chrétien, alors que ceci n’est pas vrai, vu que l’Espagne était presque entièrement musulmane (jusqu’à Perpignan et Marseille) et Cordoue parvint à son apogée au Xème siècle avec Abd ur-Rahman III! Même la Sicile était arabo-musulmane et importatrice d’esclaves russes...

 

Fourrures, miel, cire, esclaves: tous biens de provenance forestière et tous fournis par le Grand Nord comme nous le rappellent les auteurs musulmans qui connaissaient mieux les Terres Russes.

 

Mis à part ceci, un autre stéréotype à éliminer c’est que les Slaves orientaux eussent une culture arriérée et inférieure au reste de l’Europe et que, à cause de cela, il est inutile de trop s’intéresser à leur histoire. Et ceci est l’un de ces stéréotypes étranges que quelques exemples suffiront à dissiper.

 

En 1307, Kiev inaugure la seconde plus grande cathédrale chrétienne d’Europe (voir H. Dittmar dans La lutte des Cathédrales, Politique, Pouvoir et Construction d’Église en Lutte entre Est et Ouest et aussi Massimiliano Mandel dans Histoire de l’Art Byzantin et Russe)!

 

Novgorod-la-Grande, aujourd’hui chef-lieu de province et ville de second ordre, par rapport à la proche Saint Petersbourg, jusqu’au XVème siècle, était la plus grande ville du Nord de l’Europe et la plus ancienne république européenne. Et qu’elle fût en outre la plus cultivée et la plus alphabétisée d’Europe du Nord, cela n’est pas non plus une affirmation gratuite, mais bien documentée. Dans les fouilles conduites par Arzihovskii et Janin depuis 1951 dans la seule Novgorod, ont été retrouvés plus de mille ... berjòsty! Ce sont des communications écrites sur écorce de bouleau dont désormais de simples coups d’œil aux traductions disent clairement comment tous savaient y écrire et y lire, du noble riche jusqu’à l’artisan de la rue!

 

Et pouvons-nous oublier que les moines du monastère de la Trinité (aujourd’hui siège du Patriarcat de toute la Russie de Sergeev Posad non loin de Moscou) s’en allèrent alphabétiser les Finnois du Nord en inventant même un alphabet pour les Zyrianes au XIVème siècle?

 

Qu’en dites-vous? n’est-ce pas une belle preuve de culture des Terres Russes?

 

Et encore un autre information. Au premier Moyen-Âge, dans l’Anticaucase, existait un Empire fameux et puissant: l’Empire Khazar! Il avait sa capitale à Itil sur (l’embouchure de, ndt) la Volga (cette cité n’a pas encore été retrouvée pour causes géographiques et naturelles, mais une autre, Sarkel, pareillement fameuse et construite par des Byzantins, oui!), professait la religion hébraïque et dominait la Mer Noire jusqu’à sous Kiev, en concurrence avec Constantinople. L’Empire Romain chercha de manière répétée, non seulement de convertir l’élite au pouvoir au Christianisme, mais même de l’allier à la lignée impériale, Constantin V, dit le « Nez coupé », épousa une princesse khazare du nom de Cicek (en turc, la langue des Khazars, fleur) et eut comme fils et successeur Léon IV dit le Khazar, parce qu’il avait l’habitude de porter, dans les cérémonies les plus importantes, un manteau que sa mère lui avait confectionné selon l’art khazar appelé justement le Manteau de Cicek à savoir en grec Tzitzakion (les Grecs ne savaient pas prononcer le « c » et il le substituait par le digramme « tz »). Eh bien! cet Empire — qui fait partie de l’histoire russe des origines parce que c’est de lui que vinrent les premières indications à Saint Vladimir de Kiev sur comment édifier un état qui fonctionnât — est complètement ignoré!

 

Dans un ouvrage écrit par un certain Robert Marshall, édité par Neri Pozza voici quelques années, intitulé Tempête de l’Est, l’auteur remercie toute une série d’experts académiques qui ont revu le texte de son livre qui s’adresse au grand public et parle de l’invasion des Mongoles en Europe et voici ce que nous lisons dans les premières pages: « ... des Mongoles. ... le 24 mars 1241, le Dimanche des Rameaux, la cité (Cracovie) fut saccagée et incendiée. Pour le reste de l’Europe, la nouvelle du saccage de Cracovie apparut comme un terrible présage etc. etc... » Mais comment? Presque une dizaine d’historiens et d’experts ont revu le texte et personne ne s’est aperçu qu’il avait  oublié l’événement qui avait secoué l’Europe et la Papauté un peu avant et qui, ça oui, c’est vrai!, avait bel et bien ouvert la route au-delà des Carpates pour arriver à Cracovie!! Le 6 décembre 1240, en effet, était tombée sous les coups des Mongoles une ville beaucoup plus importante que Cracovie et beaucoup plus connue: Kiev! Quelques années après, y passera même le légat du Pape Jean de Piano Carpini pour constater tristement les dommages laissés par le saccage! Que dire? On reste interdit devant ces « fermetures mentales » aussi parce que le rôle de la Rus’ de Kiev dans l’arrêt de l’expansion mongole est absolument fondamental pour comprendre l’histoire de l’Europe...

 

Un autre point sont les Croisades et les Chevaliers. Il y a en circulation un nombre de plus en plus grand de livres sur les Chevaliers, sur les Templiers, sur les Croisades. Dans ces ouvrages de divulgation, mais écrits aussi par des historiens par ailleurs soi-disant informés, les croisades se font seulement dans le Moyen Orient et une fois arrivées à la Neuvième avec la perte de Saint Jean d’Acre, en 1291,... elles s’achèvent! Malheureusement, en faisant ainsi, on efface de la mémoire historique européenne la Croisade la plus importante: Celle des Chevaliers Teutoniques commencée autour de 1226, avec l’appui de Frédéric II, et achevée pratiquement par la Bataille de Tannenberg Grunwald de 1410! Contre qui? Contre des Prussiens et Lithuaniens considérés comme les derniers païens d’Europe et surtout contre les princes « hérétiques » des Terres Russes! Et puis aussi les Teutoniques furent un facteur très important pour la Baltique. Ils introduisirent la « planification industrielle » du territoire, diffusèrent le seigle à la place du froment, plus difficile à cultiver sous certains climats, ils introduisirent les tribunaux populaires, le premier droit citoyen par rapport à la campagne, un nouveau concept de souverain absolu, etc! Mais qui en parle? Cherchez donc...

 

Et qui a entendu parler d’Alexandre Nevski? Et aussi que le Pape Innocent IV de Lyon lui écrivit une très longue lettre en 1248, afin qu’il abandonnât sa foi orthodoxe et reconnût la sujétion de l’Église Russe au Pape de Rome: il résoudra beaucoup de problèmes avec les Chevaliers Teutoniques et Livoniques, ce faisant!

 

Le rôle de la Dame au Moyen-Âge est ensuite une grosse imperfection d’ignorance. Qui a jamais entendu parler de Olga de Kiev ou d’Euphrosyne de Polozk ou de Marthe de Borezkaïa? Peut-être personne parmi nos lecteurs! Et pourtant ce sont des figures de femmes russes qui furent importantes pour l’Histoire. On dira peut-être que ce sont là des choses qui ne sont connues que par celui qui étudie ce sujet spécifique. Si nous acceptons cependant cette observation (faite par ailleurs par des éditeurs italiens assez qualifiés dans le domaine historique), alors comment se fait-il que personne ne se souvienne que la famille des Capétiens a comme aïeule fondatrice de la lignée la très belle Anne de Kiev? C’est la mère de Philippe Ier (en bonne orthodoxe, elle introduisit pour la première fois parmi  les noms germaniques des rois de France un nom biblique et grec: Philippe). C’est elle qui éduqua son fils selon la médecine magique slave et répandit la réputation guérisseuse de l’imposition des mains de la part du roi. De cette éducation découlera la cérémonie restée célèbre dans laquelle aux jours prescrits, Philippe Ier attendait la file des souffrants sur lesquels il imposait ses mains pour les guérir de la... scrofule!

 

Et, à propos de femmes, nous parlons des sorcières et nous affirmons que dans toute l’Europe elles ont été condamnés et persécutées. Il n’en est pas ainsi!  Ici dans les Terres Russes, les sorcières ne furent jamais traitées de mauvaise façon. Bien au contraire, elles étaient appréciées comme les « dames qui savent » et elles étaient les uniques doctoresses à disposition dans les villages russes! Les persécuter aurait provoqué une révolte massive contre l’Église Russe. D’ailleurs ce sont elles les fondatrices (ignorées) de l’homéopathie et de la Pharmacognosie...

 

Quand ensuite on entend parler de Vikings, de Vikings de l’Est, de Varègues et de Rus’ c’est une confusion unique, mais pas parce que chacun la raconte à sa façon, mais parce qu’elle met tout de suite en évidence que le sujet en soi est inconnu et que l’on confond des peuples avec des bandes, les attitudes modernes avec celles d’il y a mille an, les techniques avec des conditions géographiques et climatiques pour en arriver à des conclusions inouïes: Les Viking ont découvert les Terres Russes! Sur ce sujet, cependant, nous renvoyons à notre article Dédié aux Varègues publié en partie dans www.mondimedievali.net ou sur d’autres sites.

 

Ces derniers temps, notre dernier livre est paru, Vie de Smierd, dans lequel nous sommes parvenus à reconstruire tant de choses du monde slavo-oriental qui se conservent encore aujourd’hui dans les usages et coutumes, non seulement culinaires, des paysans russes, lithuaniens, estoniens et des gens des steppes d’Ukraine. Quel était l’objectif de publier un travail semblable? Simplement parce que le patrimoine folklorique russe est le plus riche d’Europe!

 

Nous demandons à celui qui nous lit: Savez-vous quelque chose sur le panthéon slave et slavo-oriental en particulier? Et enfin sur Saint Nicolas? Qui sait que ce saint extrêmement connu désormais dans toute l’Amérique du Nord et dans tout le monde anglo-saxon sous l’œuvre, à tout ce qu’il semble, de la publicité de Coca Cola, est le saint russe le plus populaire? Les icônes les plus fameuses et les plus sacrées, lui sont consacrées. Qui peut imaginer que le Père Noël n’est autre que lui? Et Santa Klaus (de Saint Nicolaus) n’est autre que le surnom que lui donnent les New Yorkais dans leur dialecte peut-être sans savoir que l’usage de donner des douceurs aux enfants sages et de la cendre à ceux qui ne sont pas sages est justement né à Novgorod-la-Grande quand on célébrait les deux fêtes du Saint, celle de Nicolas le Chaud et celle de Nicolas le Froid! Dans la République du Nord, il y avait une église justement sur la Place du marché. C’est sûr que les habitants de Bari (dans La Pouille, en Italie, où il y a une très célèbre Église Saint Nicolas ndt) eux connaissent bien ce lien continu et jamais coupé entre Saint Nicolas et la Russie, quand ils voient l’écriture en russe sur la statue du Saint qui se trouve sur le parvis de la basilique qui lui est consacrée...

 

Ces derniers temps, nous nous sommes occupés d’un autre figure médiévale pour voir s’il y avait le correspondant dans l’histoire des origines russes: du Chevalier! La recherche a été dure, mais le résultat est qu’un tel personnage n’existe pas comme en Occident, mais sous des formes différentes et très originales.

 

Et ici nous concluons par un grand doute: nous nous sommes toujours demandés comment peut-on en arriver à une situation de ce genre! On ne parvient pas à y répondre de manière satisfaisante, sinon d’une façon très dégradante pour l’Italie et pour son monde académique, dans lequel, pour des raisons politiques et d’incertitude linguistique à accéder aux sources historiques originales, c’est mieux que les gens ignorent une partie de l’histoire européenne! À l’impossibilité personnelle des historiens du cru à accéder aux sources s’agrège tranquillement le commerce des éditions italiennes réputées (celles puissantes qui s’adressent à un large public curieux et pseudo cultivé, entendons-nous bien), depuis la Mondadori pour finir à Laterza, laquelle jusqu’à présent n’a rien publié sur le soi-disant Moyen-Âge Russe!

 

Aldo C. Marturano, octobre 2007

Sources: www.medio-evo.org

 

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